Clair-Obscur
Le ciel est d’un bleu intense avec des nuages
anthracites le traversant à vive allure.
Devant le chalet, une petite fontaine en bois mêle
sa voix limpide au murmure du torrent qui transporte de joyeux et scintillants
grelots. Voix d’un temps éternel, elle fait couler la vie avec grâce,
chuintement angélique traversant le temps et l’espace. Cette eau est une force
inépuisable qui tressaille sous la terre, un souffle liquide s’exhalant d’une
poitrine palpitante. Parfois, elle s’interrompt dans un sanglot mais reprend
très vite son écoulement, faisant circuler l’allégresse au cœur de toutes les
fleurs d’alpage.
Chant de la vie. Bruissement du temps, de la
nature et des hommes. Sur cette terre, des lieux rayonnent et rendent
heureux.
D’autres sont bien plus sombres.
Les rumeurs avaient traversé tout l’espace, se
glissant imperceptiblement au fond des mers, des marais, des prairies et des
montagnes, chargées de relents nauséabonds. Vent de haine faisant plier les
roseaux graciles et vaciller les arbres les plus charpentés, elles
tourmentaient le cœur des hommes. Séparant les familles, décimant des villages
entiers, ce souffle destructeur s’est chargé peu à peu de milliers de larmes de
désespoir. Les fleuves, les rivières et les fontaines de la vie ont alors cessé
leur musique pour laisser place à ces flots de souffrance.
Ce jour-là, le ciel est bas et de lourds nuages
balayent l’horizon. Le visiteur franchit le cœur serré un lourd portique
métallique chargé de symboles. Devant se dresse une immense cour, délimitée par
quelques baraquements d’un gris passé. A l’intérieur de l’un d’entre eux, il
plonge alors dans une horreur encore perceptible sur chaque pan de mur et
derrière chaque porte épaisse s’ouvrant sur de minuscules cellules. Pendant
plusieurs heures, déambulant dans ce temps passé pourtant si présent, le cœur saigne
devant tous les témoignages, photos d’époque et explications historiques. Une
tristesse triture ses entrailles et les larmes s’échappent. A plusieurs
reprises, il doit respirer profondément et faire un effort afin de se souvenir du
doux pépiement des mésanges graciles et de la beauté des montagnes.
Quittant enfin ce dédale infernal, ses poumons aspirent
un air vif pourtant bien incapable d’effacer cette sensation d’intense
étouffement. Et il poursuit en silence ce pèlerinage de mémoire dans cette
grande allée bordée de hauts peupliers, se balançant doucement dans la brise. De
chaque côté de ce chemin dorment des pierres marquées de numéros. Il fut un
temps où s’entassaient là des hommes, des femmes et des enfants. Aujourd’hui,
le sol nu transpire leur souffrance et leur désespoir.
Cette allée centrale servait de lieu de rencontre
dans un espace qui voulait pourtant annihiler toute dimension humaine. Pourtant,
dans les photos d’archives dédiées à cette longue avenue, le visiteur décèle
avec étonnement quelques visages souriants, lueurs d’espoir dans cette marée de
douleur et de bestialité. Et c’est à ce
moment précis que sonne la cloche imperturbable du souvenir, comme tous les
jours à quinze heures. Cette sonnerie grave, égrenant chaque nom des disparus, emporte
bien haut dans le ciel l’espoir de la vie, le poussant à irradier les quatre
coins de l’univers.
Résonne alors à ses oreilles le doux pétillement
de la fontaine de la vie qu’il croyait à jamais tarie le temps de cette
commémoration, et au loin, les fleurs murmurent leur danse dans les prés
verdoyants.
Les liens d’amour ne se défont pas avec la mort,
même si la folie humaine de certains a voulu prouver le contraire. Ils
s’entremêlent différemment et mystérieusement. Et surgissent des instants de
grâce, suspendus, où la présence des disparus, comme un vent, comme un baiser,
vient doucement nous caresser, le temps d’un soupir apaisé, d’une lourde cloche
qui sonne et du chant de l’espoir que quelques oiseaux psalmodient dans les
peupliers.
J’ai visité Dachau.
Dédé © Septembre 2017