samedi 25 décembre 2021

Conte de Noël

 

Maître Zen



Cliquez et écoutez ce magnifique choeur d'hommes, très apprécié en Suisse romande.

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Dès l'apparition des premiers flocons, la mangeoire était prise d'assaut par les oiseaux: mésanges bleues, charbonnières, à tête noire, huppées, merles et merlettes, geais et même un casse-noix: les prises de bec n'étaient pas rares entre les différentes espèces et elle devait veiller au grain pour faire régner un tant soit peu d'ordre dans le restaurant.

Elle les admirait tous mais attendait avec une impatience certaine le retour des accenteurs alpins. Eux ne venaient picorer que si la neige tombait en abondance. Dès que les tempêtes hivernales étaient passées et que le soleil s'installait pour éclairer d'une blancheur éclatante le manteau neigeux, ils disparaissaient pour ne revenir qu'aux prochaines précipitations d'importance. Tous, sauf un. 

Cela faisait plusieurs années qu'il venait lui rendre visite, non seulement pour se sustenter mais aussi pour écouter d'une oreille attentive ce qu'elle lui racontait derrière la vitre. Il s'installait alors tranquillement et tout en admirant le paysage, dans une posture de grand sage, il diffusait ses conseils avisés, tant et si bien qu'elle l'avait appelé Maître Zen. 

Maître Zen était beau, comme peut l'être un très bel accenteur alpin. Plus grand qu'une mésange mais plus petit qu'un merle, il était bien dodu, surtout quand il faisait gonfler ses plumes lorsque les températures étaient très fraîches.

Sa gorge blanche était pointillée de points noirs alors que sur ses flancs élégants, de larges flammèches tirant du roux au marron étaient dessinées. Pendant de longues minutes, il restait immobile, contemplatif mais dès qu'elle sifflotait quelques airs connus, il dodelinait de la tête, heureux de pousser lui aussi la chansonnette. Non content d'échanger leurs histoires et quelques notes, un lien indéfectible les unissait car ils aimaient tous deux la montagne. En effet, Maître Zen connaissait le nom de tous les sommets environnants et il pouvait lui décrire par le menu détail les sentiers qu'elle pourrait emprunter là-haut, le printemps revenu.

Mais alors que le grand Hiver recouvrait tout, et pour se remémorer la belle saison, Maître Zen, bien campé sur ses petites pattes, lui contait les acrobaties de ses amis les bouquetins, les facéties des renards rusés, les premiers pas hésitants des faons, les parfums capiteux des fleurs, la danse de la fée des pâturages et la symphonie des cloches des troupeaux sur les hauts plateaux. Rien n'avait de secret pour lui, pas même la mélopée divine de la pleine lune caressant les cimes des sapins ou le chœur des étoiles scintillantes. Il connaissait aussi les cachettes des lutins de la forêt, toutes les cavités des écureuils étourdis et savait comme nul autre décrire les œillades enfiévrées de la biche pour le majestueux cerf, roi de la forêt. Il comprenait aussi tous les idiomes alpins, celui des marmottes, des chamois, sans oublier le langage très châtié de l'aigle royal.

Cette année-là, elle avait eu peur qu'il ne revienne pas car il était déjà bien vieux et tout le monde sait que les accenteurs alpins ne vivent pas centenaires. Mais dans le courant de décembre, remplie de joie et de gratitude, elle l'avait enfin reconnu dans la bande des joyeux drilles ailés, toujours aussi tranquille et ascète qu'auparavant. Pendant que les plus jeunes de la bande se volaient dans les plumes pour atteindre la mangeoire, il attendait tranquillement qu'une place se libère, pour s'y installer ensuite posément, tel le grand sage qu'il était.

Maître Zen était pourtant peut-être encore plus paisible que les saisons précédentes comme si cette année 2021 avait glissé comme l'eau sur les plumes d'un accenteur alpin. Et lorsqu'elle commença à lui raconter ses peines et ses joies, il l'écouta avec une attention accrue. Puis il prit la parole et lui narra, d'un pépiement dont seuls les accenteurs alpins sont capables, la grande paix qui allait s'installer sur la terre durant la nuit de Noël. Dans ce déferlement de notes cristallines qui s'échappaient du petit bec jaune du grand sage, elle devina une belle lumière briller là-bas, au fond de la forêt, là où les biches disparaissent tôt le matin lorsque les hommes sont encore profondément endormis. Et durant ce long discours qui semblait ne jamais cesser, il lui expliqua que tout serait possible durant cette grande nuit et celles qui suivraient et qu'elle se devait de garder l'espoir, envers et contre tout. Puis, après un dernier sifflotement suprêmement élégant, il lissa ses ailes avec application. 

Dans ce geste apparemment si anodin que font tous les accenteurs alpins quand ils sont heureux, elle vit alors que les plumes rousses de son vieux confident étaient recouvertes de poussières scintillantes dont seuls les animaux très rêveurs se parent lorsqu'ils s'approchent de la grande Étoile.  Ainsi, la veille de Noël, Maître Zen resplendissait d'or dans le petit matin frais et lui faisait don de cette brillance pour lui rappeler que tout est possible, à condition qu'on y croit très fort.

Le jour de Noël, Maître Zen était encore là, fidèle à son poste, à l'extérieur dans le froid mordant. Pendant qu'il méditait sagement, elle, de son côté, découvrit dans le salon qui fleurait bon le pain d'épice une magnifique surprise. Une délégation des animaux de la forêt accompagnés de Bluette s'étaient en effet rassemblés pour lui présenter fièrement une magnifique Étoile. 

Alors qu'elle admirait ce rutilant présent, Maître Zen entonna, de l'autre côté de la fenêtre, une mélopée de Noël ("O Nuit Brillante" en écoute plus haut), reprise en chœur par la troupe des animaux. 

Maître Zen est bien réel, je vous l'assure et l’Étoile continuera de briller, indéfiniment, pour mon plus grand bonheur mais aussi pour le vôtre.

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C'est avec ce conte que je vous souhaite, ainsi que Maître Zen, Bluette et toute la bande, de belles fêtes de fin d'année. Et je vous dis à l'année prochaine. Merci encore de votre fidélité à cet espace. Prenez soin de vous.

Ce blog sera en pause pendant quelques temps. 


Dédé ©Décembre 2021


vendredi 17 décembre 2021

Voyager léger

Santo Antao, Cap Vert, 2017


Cliquez.

Alors que le soleil brille généreusement sur les montagnes enneigées, on paresse, lâchant peu à peu prise, ce qui n'est franchement pas une habitude.

Il aura fallu des examens et encore des examens, une attente difficile, pour finalement s'entendre dire qu'il faut opérer pour être sûr, car c'est mieux ainsi, maintenant et pour après.

Maintenant et après? Mais finalement qu'est-ce le "maintenant" et le "après"? On décide déjà de s'occuper du maintenant, l'après viendra après, comme le suggère si bien son nom.  Et alors qu'on se remet doucement de l'opération, l'esprit se met à vagabonder, sans doute pour aider le corps à récupérer et à s'échapper des quelques douleurs qui subsistent encore.

Une odeur sucrée de panettone flotte dans l'air et un sapin majestueux, divinement éclairé, trône sur la gracieuse place Saint-Marc. Une gondole glisse sur l'eau et un chant mélodieux envahit la place, s'enroulant autour des ponts puis s'échappant d'un bond vers Murano. Le petit marché aux poissons diffuse des odeurs lancinantes qu'on n'apprécie guère mais d'autres autour de nous se pourlèchent les lèvres en achetant des bigorneaux et en imaginant leur futur festin. Et puis, au détour de la ruelle, on se retrouve devant un vieux château, perdu dans une lande austère, balayée par le vent et la pluie et quelques fantômes furtifs gambadent lugubrement sur les remparts. Dans l'air s'engouffre un air celtique envoûtant et des moutons paissent gaiement alors que le temps n'incite qu'à s'engouffrer dans un pub pour déguster une pinte. 

Dans le vieux pub envahi par la fumée d'une cheminée ancestrale, des marins dont les rides racontent les pêches fabuleuses boivent avec délectation la précieuse Guinness au son d'un violon un peu fou. On saisit alors un très furtif rayon de soleil traversant le rideau de pluie à l'extérieur et on s'empresse de le garder précieusement au creux de sa main afin qu'il ne s'échappe pas. Lentement, on ouvre alors la main et là, dans le creux de la paume, dort une île verte oubliée des hommes, "le petit pays" de Cesaria Evora, avec des routes défoncées, presque accrochées au ciel, sur lesquelles Desiderio nous a conduit avec brio, malgré sa voiture aussi vieille qu'une très très vieille voiture. Et sur les flancs des montagnes acérées qui modèlent ce paysage, quelques minuscules fermes éparpillées laissent entrevoir une vie de dur labeur pour survivre dans ce qu'on pourrait pourtant penser être le paradis sur terre.

Mais peut-être que le paradis se situe plutôt sous les aurores boréales, là où le Père Noël prépare les cadeaux pour tous les enfants de la terre. Mais les lutins du gros bonhomme n'ont que faire de notre visite car ils sont bien trop occupés en cette période de l'année. Alors le froid fait rapidement place au désert de Karakoum où les caravanes défilent sur la mythique Route de la Soie. Enlevée par un Sultan du désert, on débarque au son des tambours à Samarcande, Belle d'entre les belles, Perle au milieu des étendues ingrates. A l'ombre des coupoles éclatantes, on s'enfuit en riant sur les pavés chauds, pieds nus, pour rejoindre le coucher de soleil sur la grandiose place du Régisthan.

Avec cette explosion de sensations, une odeur suave d'épices envahit les ruelles éternelles, nous conduisant au festin offert par le Sultan dans son jardin de lumière, là où le poète égraine ses mots envoûtants au son du satô. Et dans cette torpeur qui alanguit les corps, on se retrouve soudain à parcourir un sentier vertigineux, accroché aux flancs d'une vallée où le temps s'est arrêté, au fond de laquelle une rivière tumultueuse emporte les cailloux venus du lointain Cho Oyu pendant que les fiers yacks broutent la maigre herbe dans les petits villages colorés.

Mais un tel voyage creuse l'estomac et on se surprend à pousser la porte d'une échoppe étroite et tout en bois à Aoste dans laquelle une vieille mama descendue de la montagne nous vante les mérites de son Fontina, nous mettant sous le nez un morceau odorant qui réveille tous nos sens. Et pendant qu'elle gesticule en parlant avec ses petites mains dodues, on jette un œil émerveillé sur un superbe jambon de Bosses accompagné du lard d'Arnad. On se remémore alors la magnifique échoppe de Parme où les jambons suspendus se moquaient des clients gastronomes venus du monde entier mais également l'odeur capiteuse d'une gigantesque choucroute alsacienne.

L'appétit rassasié, la soif apaisée avec une enivrante Malvoisie de Lanzarotte, on continue le périple, au gré des saisons, essuyant les tempêtes sur des chemins côtiers, se perdant à l'Ouest, retrouvant par hasard l'Asie centrale puis redescendant en Sicile dans des ruelles étroites où le temps s'est arrêté et où les vieux peinent à monter et descendre les centaines de marches. Et les monuments visités racontent des siècles d'Histoire, des joutes de guerriers, des princesses promises pendant que les chemins parcourus dévoilent nombre de montagnes et de volcans mythiques que bien d'autres ont parcourus avant nous. Que de coupoles, de vieux toits bringuebalants, de minuscules chapelles, de musées altiers avons-vous contemplés!

Pendant que la mésange bleue picore dans la mangeoire à l'extérieur, on s'étire après tant et tant de kilomètres parcourus, le corps fourbu mais l'âme en fête. Et là, au creux de sa mémoire, après toutes les senteurs des pays traversés, une odeur entêtante de fondue s'installe, celle de Papa, légère, fondante, de celle qui ferait qu'on se lèverait la nuit pour planter la fourchette dans le caquelon. Mais cette fondue existe, on l'a dégustée il y a peu et ce n'était pas un rêve. C'était "dans mon petit pays que j'aime beaucoup".

Les rêves ont une fin mais là, il n'y a aucun regret car même si le périple fut beau, le Sultan magnifique et le Père Noël bedonnant, il n'est pas de meilleur endroit que chez soi pour rêver au rêve. En effet, si voyager ouvre l'esprit et les papilles, réjouit et nous grandit, parfois, il suffit simplement de rester là où on est pour être heureux.

Probablement que cette convalescence forcée dans une année pleine de chaos ici et ailleurs sonne le glas d'un tas de choses inutiles qu'il vaut mieux abandonner pour retrouver la légèreté de notre périple intérieur.  

L'expression "voyager léger" prendra ainsi toute son importance et peut-être que moi aussi je pourrai voir, un jour, la panthère des neiges.

Ragusa, Sicile, 2016

 

P.S. Le prochain billet sera le traditionnel conte de Noël de Dédé, attendu avec impatience (?). Il devrait paraître durant la période des fêtes. Ensuite le blog sera quelques temps en pause. Merci à toutes et tous. 

 

 Dédé ©Décembre 2021

vendredi 3 décembre 2021

Le cri

 


 

Il était figé le petit bonhomme. Les yeux caves, la bouche ouverte et dans cette grimace indéchiffrable, il fixait une scène étrange qui m'échappait. 

Je me suis retournée plusieurs fois, aux quatre coins cardinaux, mais je n'ai rien vu qui méritât une telle expression.

Indécise, je ne savais s'il fallait que je poursuive mon chemin ou que j'ose une conversation qui sans doute n'aurait été qu'un monologue car tout le monde sait que les arbres ne parlent pas. Je suis donc restée là, sans bouger, respirant à peine, espérant que son expression change et qu'il me sourie enfin. 

Mais tout le monde sait que les arbres ne sourient pas. 

De longues minutes se sont alors écoulées, peut-être une heure, peut-être une éternité. Et quand enfin j'osai un geste, il ne se passa rien. La face resta ainsi, l'expression muette et pourtant si sonore que mes tympans en étaient déchirés.

J'étais seule face à lui et je décidai enfin, l'angoisse vissée au corps, de quitter définitivement cet atmosphère étrange qui à mon sens ne faisait qu'empirer. 

Lui continuait sa grimace, sans queue, ni tête.  

Je fis donc prudemment un pas sans faire de bruit sur le parterre des feuilles mortes et quand j'estimais que la distance entre lui et moi était acceptable, je me retournais lentement. Mais sa posture demeura absolument identique, comme si le temps avait sculpté dans l'écorce le dessin d'une clameur éternelle.

C'est alors que je saisis que ce n'était pas une scène extraordinaire qui l'accaparait.

Non, ce qui provoquait ce long cri aphasique chez le petit bonhomme en bois, c'était simplement moi et ce que je représentais. Et dans une sueur glacée, je compris que c'était l'humanité entière dont j'étais l'émissaire bien malgré moi en cet instant, société humaine imbue d'elle-même, sachant tout mais ne comprenant souvent rien qui défigurait ainsi le visage même de la nature.

Je pris alors mes jambes à mon cou pour ne jamais revenir dans cette clairière hantée.

Même si tout le monde sait que les arbres ne parlent pas et qu'ils ne sourient pas, soyez sûrs qu'ils n'en pensent pas moins.

Dédé ©Décembre 2021