vendredi 27 septembre 2019

Le sommet




Ce jour-là, il fallait monter pour dépasser la nappe de brouillard épaisse qui dormait dans le fond de la vallée, en espérant secrètement que le soleil apparaîtrait là-haut, tout près du ciel, vers la cime des mélèzes et des sapins.

Le long du chemin, les arbres surgissaient soudainement, apparitions fantasmagoriques dans ce paysage encerclé de blanc. En effet, la brume compacte ne semblait pas vouloir desserrer son étreinte sur les flancs de la montagne et elle ne délivrait qu’avec peine les silhouettes des arbres. Mais c’était sans compter sur le pouvoir tenace du soleil qui commença à repousser les assauts des ténèbres vaporeuses. Ce fut d’abord un petit coin de ciel bleu qui apparut timidement. Puis une famille de sapins là-haut frétilla de ses branches pour aider l’astre du jour à faire sa place. Et soudain, la lutte s’intensifia, silencieuse mais opiniâtre. C’est alors que la montagne entière s’ébroua au milieu du jour, en extase profonde dans les rayons lumineux. 

Sous nos yeux émerveillés, le sommet apparut, dans une symphonie de couleurs chatoyantes, célébrant avec joie les premières lueurs de l’automne. 

Cette montagne sévère, dont il fallait chercher la douceur au-delà des pierriers massifs, était habitée pourtant par une générosité incroyable qui ne demandait qu’à jaillir sous nos pas, dans les chants des rares oiseaux alpins et le tintement des cloches des dernières vaches en estivage.

Il était temps de se parer des ultimes lambeaux de la brume qui s’estompait, de s’habiller de jaune, de vert et de rouge aussi, en s’affranchissant des mots inutiles et de la pesanteur, pour laisser l’âme s’élever plus haut que le sommet de la montagne.

Si sur cette montagne, je n’étais pas moi, alors où le serais-je ? 


" L'ivresse venue, nous coucherons sur la montagne nue avec le ciel pour couverture, et la terre pour oreiller."

Li Po, poète chinois de la dynastie Tang, 701-762
  

Dédé © Septembre 2019

vendredi 13 septembre 2019

La maison blanche


C’était une maison blanche accrochée à la falaise, seule face à l’océan. Elle contemplait de ses quatre murs la ligne d’horizon, au-delà des vagues qui s’écrasaient en contrebas.  Longtemps, je l’ai regardée, arrêtée sur le petit chemin qui y menait tout droit. N’osant pas m’approcher, je suis restée à distance respectueuse, laissant mon imagination vagabonder tout autour, puis pénétrer silencieusement à l’intérieur.

Dans un grand salon meublé avec goût, une dame d’un âge plus que respectable somnolait dans son fauteuil à bascules, une tasse de thé fumant déposé auprès d’elle sur une table basse. Les innombrables rides qui couraient sur la peau de son visage contaient une existence remplie de bonheurs et de chagrins mais aujourd’hui, une sorte de sérénité dessinait un petit sourire au milieu du visage assoupi.  Sur une assiette de porcelaine délicate trônaient quelques scones encore chauds, qu’elle avait sortis du four pour le goûter de l’après-midi. La cérémonie du thé, dans ces contrées balayées par les tempêtes en toutes saisons, était immuable, ancrée dans le temps, même si la vieille dame n’avait personne aujourd’hui avec qui partager ce moment.

Dans cette pièce baignée par une douce lumière, chaque bibelot trouvait sa place et racontait une histoire particulière, celle de voyages lointains dans des terres inconnues. Sur les photos qui bordaient la cheminée, on voyait un couple, jeune ou plus âgé, posant dans des lieux à chaque fois enchanteurs. La femme, dont les traits rappelaient ceux de la vieille dame endormie, tenait souvent la main de l’homme qui était auprès d’elle et dans leurs yeux se lisait toute la tendresse d’une union harmonieuse. Le photographe avait su saisir ces instants de bonheur, les immortalisant à jamais. Et aujourd’hui, les images égayaient encore les souvenirs et le cœur de l’hôtesse des lieux.

Du côté est de la maison, celui que je ne voyais pas, un jardin minuscule se prélassait dans le vrombissement des insectes, ses petites allées remplies d’hortensias d’un mauve délicat dont le parfum subtil s’envolait par-delà l’océan.

J’imaginais la maison lorsque les tempêtes rugissaient et que l’océan grondait sa fureur de vivre. La vieille dame devait rajouter des bûches dans l’âtre tout au long de la journée afin de lutter contre le froid s’invitant de manière impolie jusque sous les épais tapis. Trottinant dans la maisonnée pour calfeutrer les fenêtres, elle recouvrait ses frêles épaules frissonnantes d’un plaid coloré qu’elle avait tricoté il y a bien longtemps, lors des longues soirées qu’elle passait assise dans son grand fauteuil, regardant tendrement son homme lisant son journal tout près de l’altière cheminée.

Mais aujourd’hui, elle était seule dans cette trop grande demeure qui résonnait de mille bruits furtifs et les massifs de fleurs à l’extérieur pleuraient silencieusement le départ subi il y a quelques mois de celui qui les avait tant aimés pendant toutes ces années. Et dans ce temps qui se transformait en éternité, la pendule ancestrale n’osait presque plus égrener les heures.

J’aurais voulu frapper à la lourde porte, entrer et prendre la main de la vieille dame, lui conter la brise sur la côte, la course des nuages dans le ciel et cette tempête qui arrivait de l’ouest. Elle m’aurait alors souri en racontant la douce existence qui avait été la sienne avec son homme, lorsque les invités se groupaient dans le jardin et qu’une musique légère faisait danser les couples dans les allées fleuries.

Au lieu de cela, je me suis attardée sur le chemin, immobile dans le vent, serrant contre mon cœur une minuscule fleur que je venais de cueillir sur le bord du chemin côtier.

C’est ce jour-là que la petite dame de la maison blanche a quitté ce monde, alors que le ciel immense enveloppait toute la côte. Peut-être que si j’avais osé frapper, elle se serait réveillée pour raconter ses voyages extraordinaires ici et là-bas et m’aurait souri de toutes ses rides profondes.

Il y a tant à dire de toute une vie. Et pourtant la pendule dans le salon s’est tue à jamais dans un silence religieux
.


Dédé © Septembre 2019