vendredi 24 février 2023

Le voyage

Vue depuis la montagne de la Table, Cap Town, Afrique du Sud


Cliquez pour l'animation musicale (indispensable pour se mettre dans l'ambiance, vidéo tirée du net)

Parfois, on aimerait décrire toute les beautés qu'on a rencontrées pour repartir à nouveau en voyage et replonger dans les beaux souvenirs. Et puis on se rend compte que même avec des mots cérémonieux, des qualificatifs triés sur le volet, rien ne peut égaler en mots ce qui s'est présenté sous nos yeux. Alors on se tait, puis on balbutie et on tente de dire et de redire. On esquisse des phrases, qu'on efface ensuite et qu'on reprend à plusieurs reprises car elles ne rendent pas suffisamment hommage aux pays traversés. Et puis on se dit que quand même, il y aura bien une trace d'émerveillement qui jaillira au travers des lignes et qu'on pourra transmettre plus loin, telle une poussière de savane et de désert.

Je ne sais pas si j'ai traversé l'Afrique ou si c'est elle qui m'a traversée, de fond en comble. Je ne le saurai peut-être jamais clairement mais reste tapie dans le cœur une émotion de voyage et de découvertes rarement égalée jusque-là. 

Dans la péninsule du Cap, entre l'océan Indien et l'océan Atlantique, les fiers vignobles, les plages infinies de sable fin, les chênes et les eucalyptus majestueux, les jardins tropicaux et les colonies de babouins et de manchots ont créé un ensemble éclectique de paysages et de senteurs multiples. Au cap de Bonne Espérance, synonyme de bout du monde et de navigation périlleuse pour les marins, le fracas de l'océan mêlé à un vent tempétueux nous ont happés dans un spectacle époustouflant, presque apocalyptique. Du haut de la montagne de la Table, c'était presque comme sur un sommet des Alpes maritimes avec des brumes vaporeuses et une vue à couper le souffle sur les flots altiers tout en bas. Dans la ville du Cap, les townships si pauvres mais si vivants côtoyaient un centre-ville presque européen, aux adresses gourmandes, aux musées passionnants, créant un foisonnement culturel étonnant et rafraîchissant. Plus au Nord-Est, les rivières foisonnaient de vie et les hippopotames, faisant semblant de dormir, presque totalement immergés dans l'eau, surveillaient pourtant sans relâche des crocodiles restés bien timides face à notre embarcation. Dans les immenses réserves, les animaux, en confiance et protégés, déambulaient au milieu des hautes herbes ravivées par la saison des pluies. Le Roi Lion, que l'on n'attendait plus vu le déluge tropical, nous avait tout de même gratifiés, après un jeu de cache-cache passionnant, de sa formidable présence sous nos yeux ébahis. Dans la savane et le bush, les éléphants, les girafes, les singes et les impalas nous ont fait rêver, comme dans nos songes enfantins les plus fous. Ainsi, le temps d'un safari pour découvrir les "Big Five", nous étions devenus des explorateurs, spécialistes invétérés de l'affût, poussant notre ranger un peu distrait à revenir sur les pistes ensablées et embourbées par des pluies torrentielles afin de clamer à ces animaux toute notre révérence face à cette si belle nature. Et encore aujourd'hui, je crois entendre la démarche chaloupée de Janet et Jock, ces éléphants formidables que j'ai eu l'immense privilège de cajoler.

Un peu plus loin, dans un village typique, un groupe de chanteurs et danseurs nous ont ravis par leurs chants engagés où s'engouffraient l'espoir et l'Amour d'une terre longtemps balayée par des conflits sanglants entre Blancs et Noirs. En les regardant et en les écoutant, c'était comme si toutes ces souffrances étaient balayées par leurs mélopées puissantes, enfin et pour toujours. 

Le passage de la frontière pour arriver dans le territoire d'un roi épris de pouvoir a pris des allures de folles aventures avec des tampons innombrables sur nos documents de voyage et un contrôle minutieux de notre faciès d'étranger. Et dans ce territoire de l'Eswatini, on a presque eu l'impression d'être en Suisse avec ces petites montagnes verdoyantes où paissaient vaches et moutons. Les villages traversés montraient une vie paisible, animés par des nuées d'écoliers en uniforme qui égayaient de leurs rires les pistes poussiéreuses.

Le clou du voyage, longtemps rêvé, ce fut ces chutes du Zambèze (Victoria Falls) au Zimbabwe, spectacle inoubliable et grandissime où l'homme voyageur marche dans les pas de David Livingstone. Trempés par les vapeurs d'eau impressionnantes, nous étions pourtant ravis d'un tel spectacle qui rend l'humanité toute petite face à la grandiloquence de la nature. Il n'y avait rien à dire de plus si ce n'est prendre conscience que nous ne sommes pas grand-chose face à une telle sauvagerie des flots, baignés dans la douce lumière des arcs-en-ciel. 

Si vous n'étiez pas carnivore, vous auriez été très malheureux car koudous, zèbres, crocodiles et phacochères ont peuplé nos assiettes et dérangé quelque peu notre pauvre estomac peu habitué à une telle abondance de viandes de toutes sortes. La fondue chinoise de nos fêtes de fin d'année aurait fait bien piètre figure face à ces gigantesques brochettes dégoulinantes de jus de viande. Et si vous n'aimiez pas l'aventure, le coup de la panne et d'une attente de plus de deux heures sous une pluie battante et à la merci des serpents pour voir enfin arriver le véhicule sauveur, vous aurait achevés lentement mais sûrement. 

Ces paysages magnifiques, ces fiers animaux rencontrés dans la savane, ces vins étonnants, ces forêts luxuriantes, ces fleuves alanguis, ces montagnes rougeoyantes dans les rayons du soleil, ces pistes sans fin et ces routes jonchées de nid de poule menant à des lieux paradisiaques, ces sourires et cette gentillesse manifestée aux voyageurs étrangers, m'ont profondément émue et marquée. Mais ce qui m'a le plus ébranlée, c'est l'Histoire non pas de cette nation mais de tous les peuples qui l'ont façonnée tout au long des siècles: colons d'origine hollandaise, française ou anglaise, indiens, métis, peuplades noires. Chacune de ces entités possède sa propre identité historique et au fil de relations très complexes et très souvent tragiques entre elles, elles ont écrit une histoire tourmentée dont l'apogée, la politique de l'Apartheid, a meurtri pendant des décennies des hommes et des femmes qui voulaient simplement être reconnus dans leur humanité. A Pretoria, devant la colossale effigie de Mandela, bras ouverts pour accueillir tout homme, blanc ou noir mais surtout dans le musée de l'Apartheid, les émotions m'ont submergée. Cet homme, enfermé pendant vingt-sept longues années, n'a jamais cessé la lutte pour son peuple. A sa libération, il a su pourtant trouver les mots pour pacifier une nation à feu et à sang. Par son exemple, il a fait taire la violence et a imposé à tous les conditions d'une société multiraciale vivant en paix. Et la "Nation arc-en-ciel" que symbolise le drapeau de la nouvelle Afrique du Sud, est un bel idéal qui reste encore à consolider, voire à bâtir sur les décombres d'un passé tourmenté.

Un voyage, c'est toutes sortes de choses: la découverte de paysages, de cultures différentes, de nourriture inattendue. Un voyage, c'est partir de soi-même pour aller à la rencontre de l'autre, sans préjugé mais avec soif de connaissance et de reconnaissance. Un voyage ne serait pas vrai et profond si le voyageur oublie l'histoire du pays qu'il parcourt et reste prostré dans son attitude de consommateur. Ainsi, un voyage, ce n'est pas seulement admirer les beautés des pays traversés mais c'est aussi se confronter à ses réalités multiples et faire l'effort de les appréhender dans toutes leurs dimensions. La découverte des townships à Johannesburg, notamment Soweto qui incarne à lui seul la lutte sanglante contre l'Apartheid, a été de ce fait très confrontante. Mais les sourires et la gentillesse de ses habitants ont effacé quelque peu la misère terrible qui y règne.

Oui, après l'écriture de ces lignes, je sais maintenant que ce bout d'Afrique m'a transportée et qu'il m'a traversée, de part en part, laissant en moi une immense émotion car au-delà des pages très sombres de leur Histoire, ces hommes et ces femmes rencontrées ici et là sont les successeurs de Mandela et de sa soif de paix et de réconciliation. Ainsi, malgré les guerres qui subsistent dans notre monde, émergent parfois de grands hommes qui marquent profondément l'humanité et qui nous aident à garder espoir en un monde meilleur.

Depuis quelques jours, quand je m'endors dans mes Alpes, je crois entendre le barrissement d'un éléphant et le rugissement d'un lion cabotin. Et ce matin, dans la neige fondante, j'ai même vu des empreintes d'éléphants.

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"Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait". (Bouvier Nicolas, L'usage du monde, 1963). 

 

Chutes du Zambèze (Victoria Falls), Zimbabwe
 

Dédé © Février 2023