Ce texte est une dédicace à Pascale, (cliquez sur le lien qui vous mènera chez elle), photographe animalière de talent, amoureuse de tous les animaux.
"06h30. Le ciel est encore bien sombre mais mille bruits résonnent déjà dans l'air moite après un orage nocturne. Les oiseaux s'en donnent à coeur joie pour saluer le lever du jour et dans cette chaleur africaine, la forêt nous chuchote déjà des histoires extraordinaires qu'on voudrait toutes consigner dans un carnet doré pour ne jamais les oublier. A l'écoute de cette symphonie matinale, nous sommes pourtant impatients de vivre une dernière aventure.
Aujourd'hui, nous allons rencontrer des éléphants. De vrais éléphants, (même si un éléphant ça trompe, comme tout le monde le sait) avec une peau rugueuse, d'énormes pieds, de grandes oreilles et une trompe très malléable, à faire pâlir certains contorsionnistes. La réserve dans laquelle nous sommes attendus participe en effet à la réhabilitation de ces animaux dans leur environnement naturel. Une équipe incroyable de professionnels accueille ainsi des éléphants blessés, malades, orphelins et après des soins et beaucoup d'amour, ceux-ci retrouvent une vie digne en retournant batifoler dans la savane.
Après quelques kilomètres parcourus à bord d'un véhicule tout terrain, Richard, le soigneur principal, nous explique quelques règles de sécurité qu'il faudra à tout prix respecter. Car là, nous nous déplacerons à pieds et un pas de travers pourrait provoquer l'ire des pachydermes. D'ailleurs, un des membres de l'équipe porte un fusil, afin d'assurer notre sécurité au cas où un de ces mastodontes deviendrait agressif et nous chargerait ou si un lion affamé passait par là et avait l'envie soudaine de goûter de la succulente viande suisse.
Suite à cette partie fort instructive si nous souhaitons conserver nos membres intacts, nous nous dirigeons ensuite en file indienne dans les hautes herbes, silencieusement, adaptant nos pas au premier de la lignée. Après seulement quelques minutes de marche, nous nous retrouvons déjà tout proches d'un petit groupe d'individus. Ils sont cinq, en train de prendre tranquillement leur petit-déjeuner. Avec application, ils arrachent des herbes, voire mêmes des branches entières d'arbustes à l'aide de leur trompe agile, qu'ils fourrent ensuite dans leur gueule sans autre cérémonie, les mastiquant avec délectation. Moi à qui ma Maman a toujours appris qu'il fallait utiliser mes couverts pendant les repas, je suis amusée de cette manière de faire peu conforme aux règles de la bienséance. Occupés ainsi à tondre à leur manière la pelouse, ils semblent à peine étonnés de nous voir là et poursuivent leur repas comme si de rien n'était. Richard nous laisse dans un premier temps les observer et nous acclimater à cette proximité extraordinaire et nous explique ensuite l'histoire de chacun d'entre eux, en présentant leurs spécificités physiques. Pendant ce temps, la magie de la rencontre opère peu à peu. Les éléphants s'approchent de nous, guidés par les soigneurs et ils nous est permis alors de les caresser. D'abord timides, nous osons à peine effleurer leur peau incroyablement calleuse mais les gardiens nous encouragent à persister. Et d'ailleurs, c'est comme si les éléphants appréciaient ces câlineries pourtant bien maladroites. Puis, les animaux, chatouillés par ces picotements sur leur peau, cherchent le contact visuel pour finir par nous observer intensément, avec un grand calme, incroyable de la part de ces géants. Et dans ce face à face paisible, à peine troublé par notre respiration saccadée et nos battements de cœur désordonnés, une connexion étonnante s'établit entre l'homme et l'animal. J'oublie tout en caressant les immenses oreilles de Jock, (il doit avoir de grands talents d'écoute) le plus grand et le plus âgé d'entre eux et je me sens infiniment reconnaissante mais aussi minuscule face à cet animal presque innocent qui m'inspecte avec intelligence et je le crois avec une quasi-tendresse.
Pendant un temps que j'aurais souhaité durer éternellement, nous entrons dans une relation presque mystique que je n'aurais jamais imaginée possible avec un tel animal. Leurs pieds sont pourtant tellement gros qu'ils nous écraseraient sans peine alors que leur démarche est chaloupée et silencieuse lorsqu'ils se déplacent dans la brousse. Leur corps massifs pourraient charger avec férocité le petit groupe d'hommes qui les entoure à cet instant présent si ces derniers s'avisaient de faire des gestes brusques. Leurs défenses nous transperceraient telles de pauvres brochettes humaines si l'envie nous prenait de leur tirer la trompe d'un coup sec. Et ne nous avisons surtout pas de leur secouer l'oreille pour leur rappeler quelques règles basiques d'hygiène, face à un énorme étron tombé juste au milieu de notre groupe, au risque d'être soulevés dans les airs par une trompe furieuse et jetés tel un vulgaire fétu de paille contre le tronc d'un eucalyptus. Mais rien de tout cela ne se passe et Dédé ne se transformera pas en bouillie (en tous les cas pas aujourd'hui). Au contraire, une grande quiétude règne, juste traversée par les bruits de la savane environnante et il suffit de contourner prudemment l'énorme déjection pour ne pas s'en mettre jusque-là (darla dirladada). Puis, après les flatteries que les géants semblent vraiment apprécier, les soigneurs les regroupent en arc de cercle devant nous. Nous comprenons alors qu'il est temps d'offrir à ces colosses quelques douceurs gustatives qu'ils attendent d'ailleurs avec impatience. Il veulent bien se laisser cajoler mais nous nous devons également de leur démontrer toutes nos compétences de serveurs dans ce restaurant gastronomique avec vue sur les eucalyptus. Je me vois donc chargée d'un gros panier, rempli à ras bord de granulés compacts et après avoir observé avec attention la manière de faire d'un des soigneurs, je me risque à déposer craintivement un tas de friandises juste sur la trompe que Janet me présente tranquillement, par une torsion fort gracieuse. Le cadeau ainsi offert, elle me remercie avec un grand sourire d'éléphante avant de remplir avec son appendice nasale, toujours avec élégance, sa gueule avide. L'éléphant d'à côté, quant à lui, opte pour une méthode plus rapide (c'est un mec!) mais néanmoins efficace pour se délecter et je comprends qu'il faut lui jeter les bonbons directement dans son gosier béat.
Ce repas se déroule bien trop vite et après encore une petite promenade avec les éléphants (il y en a un juste derrière moi qui pourrait me caresser la nuque avec sa trompe, encore un fantasme me direz-vous), il est malheureusement temps de quitter nos nouveaux très grands amis. Je suis surprise d'éprouver à la fois une immense joie pour cet instant si précieux et suspendu dans le temps mais aussi une grande tristesse. Car dans certains endroits de l'Afrique et de l'Asie, alors qu'ici on soigne, on cajole et on sauve ces animaux en expliquant les enjeux de ce travail primordial pour la sauvegarde de l'espèce à tous les visiteurs du centre, certains d'entre eux sont massacrés sans impunité, notamment pour leurs défenses en ivoire valant une fortune. D'ailleurs la population des éléphants est en danger, comme tant d'autres espèces de par le monde, et cela en grande partie par la faute de l'homme cupide et imbécile.
Lorsque nous repartons à bord de notre véhicule, une grande mélancolie m'envahit le coeur. Notre voyage est terminé et il est l'heure de reprendre notre vie habituelle dans nos Alpes que les éléphants d'Hannibal ont d'ailleurs traversées il y a bien longtemps. Et alors que je me perds déjà dans mes souvenirs, une girafe surgit entre les arbres, comme pour nous dire un dernier adieu. Il est temps en effet de saluer une dernière fois cette Afrique multiple et contrastée et de souhaiter qu'elle trouve, ici comme là-bas, la paix et la prospérité pour tous ses habitants, dans le respect de cette nature si belle et de ces animaux si merveilleux.
Mais avant de refermer ce chapitre enchanteur, je suis infiniment redevable de cette leçon apprise durant ce périple: admirer un animal, c'est quelque chose de magique, comme une porte qui s'ouvre sur l'immensité. Et même si nous n'avons pas su parler avec fluidité le langage éléphant, lion, hippopotame, girafe ou impala, dans ces rencontres multiples entre eux et nous s'est instauré un dialogue grandiose, dans lequel toutes les saveurs du monde et de la nature se sont engouffrées."
« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur. » – Ibn Battuta
P.S.: C'est avec émotion et reconnaissance que je termine ces récits de notre périple africain. Émotion, car j'ai vécu des moments extraordinaires que j'ai eus plaisir à partager avec vous alors que j'ai songé bien des fois à fermer ce blog, par manque de temps à cause de mon travail mais aussi par manque d'énergie. Reconnaissance également car je mesure la chance que j'aie de pouvoir faire encore ce genre de voyage et d'avoir rencontré des gens se battant avec enthousiasme pour faire connaître les merveilles de leur pays. Certes, prendre l'avion aujourd'hui n'est pas toujours très bien perçu par certains mais nous avons choisi une agence travaillant avec des intervenants locaux, dans le respect des lieux et de leurs us et coutumes. Voyager pour s'emplir le cœur de nouvelles expériences et de nouvelles rencontres, pour faire vivre une population en consommant local, pour participer au financement de telles initiatives afin de sauver des animaux et les protéger est important.
Voyager avec intelligence et humilité, cela doit être encore possible.
Dédé © Mars 2023