vendredi 24 mars 2023

A Jock, Janet et Compagnie

 

           Jock, posant fièrement devant l'objectif

 

Ce texte est une dédicace à Pascale, (cliquez sur le lien qui vous mènera chez elle), photographe animalière de talent, amoureuse de tous les animaux.

"06h30. Le ciel est encore bien sombre mais mille bruits résonnent déjà dans l'air moite après un orage nocturne. Les oiseaux s'en donnent à coeur joie pour saluer le lever du jour et dans cette chaleur africaine, la forêt nous chuchote déjà des histoires extraordinaires qu'on voudrait toutes consigner dans un carnet doré pour ne jamais les oublier. A l'écoute de cette symphonie matinale, nous sommes pourtant impatients de vivre une dernière aventure. 

Aujourd'hui, nous allons rencontrer des éléphants. De vrais éléphants, (même si un éléphant ça trompe, comme tout le monde le sait) avec une peau rugueuse, d'énormes pieds, de grandes oreilles et une trompe très malléable, à faire pâlir certains contorsionnistes. La réserve dans laquelle nous sommes attendus participe en effet à la réhabilitation de ces animaux dans leur environnement naturel. Une équipe incroyable de professionnels accueille ainsi des éléphants blessés, malades, orphelins et après des soins et beaucoup d'amour, ceux-ci retrouvent une vie digne en retournant batifoler dans la savane.

Après quelques kilomètres parcourus à bord d'un véhicule tout terrain, Richard, le soigneur principal, nous explique quelques règles de sécurité qu'il faudra à tout prix respecter. Car là, nous nous déplacerons à pieds et un pas de travers pourrait provoquer l'ire des pachydermes. D'ailleurs, un des membres de l'équipe porte un fusil, afin d'assurer notre sécurité au cas où un de ces mastodontes deviendrait agressif et nous chargerait ou si un lion affamé passait par là et avait l'envie soudaine de goûter de la succulente viande suisse.

Suite à cette partie fort instructive si nous souhaitons conserver nos membres intacts, nous nous dirigeons ensuite en file indienne dans les hautes herbes, silencieusement, adaptant nos pas au premier de la lignée. Après seulement quelques minutes de marche, nous nous retrouvons déjà tout proches d'un petit groupe d'individus. Ils sont cinq, en train de prendre tranquillement leur petit-déjeuner. Avec application, ils arrachent des herbes, voire mêmes des branches entières d'arbustes à l'aide de leur trompe agile, qu'ils fourrent ensuite dans leur gueule sans autre cérémonie, les mastiquant avec délectation. Moi à qui ma Maman a toujours appris qu'il fallait utiliser mes couverts pendant les repas, je suis amusée de cette manière de faire peu conforme aux règles de la bienséance. Occupés ainsi à tondre à leur manière la pelouse, ils semblent à peine étonnés de nous voir là et poursuivent leur repas comme si de rien n'était. Richard nous laisse dans un premier temps les observer et nous acclimater à cette proximité extraordinaire et nous explique ensuite l'histoire de chacun d'entre eux, en présentant leurs spécificités physiques. Pendant ce temps, la magie de la rencontre opère peu à peu. Les éléphants s'approchent de nous, guidés par les soigneurs et ils nous est permis alors de les caresser. D'abord timides, nous osons à peine effleurer leur peau incroyablement calleuse mais les gardiens nous encouragent à persister. Et d'ailleurs, c'est comme si les éléphants appréciaient ces câlineries pourtant bien maladroites. Puis, les animaux, chatouillés par ces picotements sur leur peau, cherchent le contact visuel pour finir par nous observer intensément, avec un grand calme, incroyable de la part de ces géants. Et dans ce face à face paisible, à peine troublé par notre respiration saccadée et nos battements de cœur désordonnés, une connexion étonnante s'établit entre l'homme et l'animal. J'oublie tout en caressant les immenses oreilles de Jock, (il doit avoir de grands talents d'écoute) le plus grand et le plus âgé d'entre eux et je me sens infiniment reconnaissante mais aussi minuscule face à cet animal presque innocent qui m'inspecte avec intelligence et je le crois avec une quasi-tendresse.

Pendant un temps que j'aurais souhaité durer éternellement, nous entrons dans une relation presque mystique que je n'aurais jamais imaginée possible avec un tel animal. Leurs pieds sont pourtant tellement gros qu'ils nous écraseraient sans peine alors que leur démarche est chaloupée et silencieuse lorsqu'ils se déplacent dans la brousse. Leur corps massifs pourraient charger avec férocité le petit groupe d'hommes qui les entoure à cet instant présent si ces derniers s'avisaient de faire des gestes brusques. Leurs défenses nous transperceraient telles de pauvres brochettes humaines si l'envie nous prenait de leur tirer la trompe d'un coup sec. Et ne nous avisons surtout pas de leur secouer l'oreille pour leur rappeler quelques règles basiques d'hygiène, face à un énorme étron tombé juste au milieu de notre groupe, au risque d'être soulevés dans les airs par une trompe furieuse et jetés tel un vulgaire fétu de paille contre le tronc d'un eucalyptus. Mais rien de tout cela ne se passe et Dédé ne se transformera pas en bouillie (en tous les cas pas aujourd'hui). Au contraire, une grande quiétude règne, juste traversée par les bruits de la savane environnante et il suffit de contourner prudemment l'énorme déjection pour ne pas s'en mettre jusque-là (darla dirladada). Puis, après les flatteries que les géants semblent vraiment apprécier, les soigneurs les regroupent en arc de cercle devant nous. Nous comprenons alors qu'il est temps d'offrir à ces colosses quelques douceurs gustatives qu'ils attendent d'ailleurs avec impatience. Il veulent bien se laisser cajoler mais nous nous devons également de leur démontrer toutes nos compétences de serveurs dans ce restaurant gastronomique avec vue sur les eucalyptus. Je me vois donc chargée d'un gros panier, rempli à ras bord de granulés compacts et après avoir observé avec attention la manière de faire d'un des soigneurs, je me risque à déposer craintivement un tas de friandises juste sur la trompe que Janet me présente tranquillement, par une torsion fort gracieuse. Le cadeau ainsi offert, elle me remercie avec un grand sourire d'éléphante avant de remplir avec son appendice nasale, toujours avec élégance, sa gueule avide. L'éléphant d'à côté, quant à lui, opte pour une méthode plus rapide (c'est un mec!) mais néanmoins efficace pour se délecter et je comprends qu'il faut lui jeter les bonbons directement dans son gosier béat.

Ce repas se déroule bien trop vite et après encore une petite promenade avec les éléphants (il y en a un juste derrière moi qui pourrait me caresser la nuque avec sa trompe, encore un fantasme me direz-vous), il est malheureusement temps de quitter nos nouveaux très grands amis. Je suis surprise d'éprouver à la fois une immense joie pour cet instant si précieux et suspendu dans le temps mais aussi une grande tristesse. Car dans certains endroits de l'Afrique et de l'Asie, alors qu'ici on soigne, on cajole et on sauve ces animaux en expliquant les enjeux de ce travail primordial pour la sauvegarde de l'espèce à tous les visiteurs du centre, certains d'entre eux sont massacrés sans impunité, notamment pour leurs défenses en ivoire valant une fortune. D'ailleurs la population des éléphants est en danger, comme tant d'autres espèces de par le monde, et cela en grande partie par la faute de l'homme cupide et imbécile.

Lorsque nous repartons à bord de notre véhicule, une grande mélancolie m'envahit le coeur. Notre voyage est terminé et il est l'heure de reprendre notre vie habituelle dans nos Alpes que les éléphants d'Hannibal ont d'ailleurs traversées il y a bien longtemps. Et alors que je me perds déjà dans mes souvenirs, une girafe surgit entre les arbres, comme pour nous dire un dernier adieu. Il est temps en effet de saluer une dernière fois cette Afrique multiple et contrastée et de souhaiter qu'elle trouve, ici comme là-bas, la paix et la prospérité pour tous ses habitants, dans le respect de cette nature si belle et de ces animaux si merveilleux. 

Mais avant de refermer ce chapitre enchanteur, je suis infiniment redevable de cette leçon apprise durant ce périple: admirer un animal, c'est quelque chose de magique, comme une porte qui s'ouvre sur l'immensité. Et même si nous n'avons pas su parler avec fluidité le langage éléphant, lion, hippopotame, girafe ou impala, dans ces rencontres multiples entre eux et nous s'est instauré un dialogue grandiose, dans lequel toutes les saveurs du monde et de la nature se sont engouffrées."

 

« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur. » – Ibn Battuta

 

P.S.: C'est avec émotion et reconnaissance que je termine ces récits de notre périple africain. Émotion, car j'ai vécu des moments extraordinaires que j'ai eus plaisir à partager avec vous alors que j'ai songé bien des fois à fermer ce blog, par manque de temps à cause de mon travail mais aussi par manque d'énergie. Reconnaissance également car je mesure la chance que j'aie de pouvoir faire encore ce genre de voyage et d'avoir rencontré des gens se battant avec enthousiasme pour faire connaître les merveilles de leur pays. Certes, prendre l'avion aujourd'hui n'est pas toujours très bien perçu par certains mais nous avons choisi une agence travaillant avec des intervenants locaux, dans le respect des lieux et de leurs us et coutumes. Voyager pour s'emplir le cœur de nouvelles expériences et de nouvelles rencontres, pour faire vivre une population en consommant local, pour participer au financement de telles initiatives afin de sauver des animaux et les protéger est important. 

Voyager avec intelligence et humilité, cela doit être encore possible.

Sophie la girafe

Dédé © Mars 2023

vendredi 10 mars 2023

Sa Majesté le Roi Lion

 


Avec la pluie diluvienne qui s'abattait depuis quelques heures sur les pistes, nous avions presque perdu l'espoir de faire la connaissance du roi des animaux. Car tout le monde sait qu'un chat, même un très gros chat avec une fourrure autour de la tête, n'aime pas la pluie et reste bien sagement à l'abri, de peur de mouiller sa superbe permanente. Mais c'était sans compter sur notre envie irrépressible de faire en sorte que cette immersion dans la savane soit à la hauteur de nos espérances. Notre ranger, bien plus enclin à nous expliquer en quoi consistait un énorme étron d'éléphant en y plongeant allégrement les mains, a donc dû s'incliner devant nos demandes impérieuses de poursuivre notre quête et il n'a pu que reprendre sa conduite presque monotone sur des chemins sans fin et bien boueux. Le paysage délavé, le ciel gris et menaçant, donnaient à cette aventure une atmosphère presque oppressante. Au fond de moi, je dois bien l'avouer, je perdais patience car j'étais trempée et je commençais à avoir froid. Quant à mes camarades, ils ne disaient plus rien mais sur leur visage, le désappointement se dessinait lentement mais sûrement.

A la croisée de deux pistes, alors que nos mines s'allongeaient encore et encore jusqu'à traîner par terre, nous avons croisé des impalas qui semblaient inquiets et sur le qui-vive. Tous avaient les yeux rivés dans une même direction et dans notre esprit de grands dompteurs de fauve, l'espoir est revenu, d'un coup. Dans l'air régnait en effet comme une menace et le silence devint subitement pesant. Chacun, des deux côtés du véhicule, plissait des yeux, retenant sa respiration. Puis, l'un d'entre nous, a tendu un doigt tremblant, là-bas, au-dessus des hautes herbes. Nous nous sommes tous retournés, la boule au ventre, prêts à recevoir la médaille du meilleur spécialiste de l'affût. A quelques centaines de mètres, on distinguait en effet une forme brune mais qui restait bien imprécise. Etait-ce vraiment une tête de fauve ou alors étions-nous tous victimes d'une traîtresse hallucination? Le véhicule s'est arrêté, notre ranger craignant une mutinerie s'il ne le faisait pas et après plusieurs minutes, le rêve est devenu réalité, enfin presque. Les jumelles avaient donné leur verdict, mon téléobjectif avait fait le reste. C'était bien un lion mais il était très loin de nous, paresseusement immergé dans les herbes. D'ailleurs, pourquoi serait-il venu, gambadant sur ses grosses pattes, juste pour poser devant des individus insignifiants, simplement avides de sensation? Nous n'étions rien pour lui, juste quelques guignols en goguette. A moins qu'il n'ait faim et là, la situation allait se corser singulièrement pour nous.

De longues minutes se sont écoulées, à peine troublées par quelques exclamations d'enthousiasme, vite remplacées malheureusement par un douloureux dépit. Nos appels à peine silencieux pour attirer son attention n'en étaient que plus ridicules. Car ce gros poilu n'avait que faire de nous, plutôt occupé à se prélasser et à profiter d'une timide éclaircie. En effet, la pluie s'était enfin arrêtée. Nous sommes restés cependant immobiles, espérant l'inespéré mais le ranger a finalement redémarré, nous laissant soupirer en chœur. Certes, nous pourrions raconter, à notre retour, que nous avions vu un lion mais le verbe "voir" aurait été bien présomptueux pour décrire ce moment pourtant déjà infiniment précieux.

J'en aurais pleuré et ce nouveau chapitre de l'encyclopédie intitulée "L'apprentissage de la frustration" me laissait un fort goût amer au fond de moi. J'ai contemplé sur mon écran d'appareil photo, désabusée, le seul et unique portrait tiré de ce prétentieux modèle et j'ai poussé une énorme plainte silencieuse. Le cliché était presque inexploitable car flou, la mise au point ayant été impossible à régler sur le faciès de ce félin goguenard bien caché au loin par les herbes. Mais je l'aurais juré en y regardant de plus près, sur la tête, entre les poils de Monseigneur, se dessinait subtilement un sourire moqueur. Nous avions dû en effet passer à ses yeux pour de sacrés rigolos, à tenter de faire la photo du siècle et en la ratant, tout simplement. 

Mes compagnons d'infortune tiraient des gueules dont je ne pouvais que deviner la signification. On avait vécu un beau moment mais cela ne suffisait pas. Nous aurions souhaité serrer la patte du monarque, lui caresser le menton en attendant qu'il ronronne et lui déclarer que nous étions enchantés de faire enfin sa connaissance, après n'avoir fait que le contempler pendant des années dans des reportages animaliers pour occuper des dimanches maussades.

Notre chauffeur, indifférent à notre abattement à peine déguisé, est reparti à l'aventure. Il y aurait bien à admirer un autre éléphant un peu plus loin, une hyène espiègle, Sophie la girafe ou des énergumènes zébrés paissant tranquillement. Mais l'heure tournait et nous sommes ensuite revenus sur notre route afin d'emprunter une autre piste pleine de nouveau mystère. Et là, contre toute attente, il était là, couché nonchalamment au milieu du chemin, ravi de sa bonne blague faite aux hommes blancs. 

Trônant en effet à quelques mètres de notre véhicule, altier, sachant pertinemment que c'était lui le roi des animaux qui allait décider des modalités de la séance photo, il s'était installé confortablement, tel un gros chat allongé sur un canapé. Dans le groupe, les chuchotements sont devenus à peine audibles. Puis, passé la surprise et l'émotion, il a fallu rapidement prouver que nous étions les meilleurs photographes animaliers que la terre n'ait jamais portés. Et dans cette parenthèse spatio-temporelle, un face-à-face incroyable s'est installé, teinté d'émerveillement. Je voyais dans ses yeux qu'il me reconnaissait ("c'est elle, c'est Dédé du blog Impermanence!") et de mon côté, j'avais l'émotion au bord de yeux, ce qui n'était pas simple pour bien effectuer la mise au point sur sa face extraordinaire. C'était sans doute un vieux lion, avec une crinière très foncée à certains endroits, conscient de sa valeur mais repu car nous ne semblions pas représenter un plat de choix pour lui. Même si nous étions devenus depuis quelques jours des mangeurs de phacochères et de crocodiles, notre chair n'avait en effet pas l'air d'être digne d'intérêt et devait manquer de fumet. Sans doute qu'un pauvre impala avait dû lui servir de petit-déjeuner un peu plus tôt dans la matinée et il n'avait plus faim. 

Après de longues minutes, certainement un peu lassé par nos gueules ébahies, il s'est dit que nous en avions eu pour notre argent et que la séance photo était terminée. Mais avant de quitter la piste et de retourner dans un endroit plus tranquille pour sa digestion, il s'est encore vautré sur le dos, cabotin, les pattes en l'air, soucieux de nous montrer sa corpulence et son anatomie entière, conscient de ses atouts masculins et sachant pertinemment qu'il ne pouvait que rendre jaloux les mâles de notre groupe. Puis il s'est relevé, sans se presser et de sa démarche chaloupée, sans un bruit, il s'en est retourné tranquillement à son livre de la jungle. 

Nous retenions encore notre souffle alors qu'il avait presque disparu et quand le ranger a remis le moteur en marche, nous avons eu comme l'impression d'avoir rêvé.

Nous étions incontestablement les rois de l'affût car nous l'avions enfin trouvé. Et dans cet orgueil démesuré qui remplissait à cet instant nos cœurs et nos âmes, nous ne nous sommes nullement dit que c'était sans aucun doute lui qui nous avait repérés en premier et non l'inverse et que ce jeu de cache-cache, c'était bien lui qui en avait dicté les règles.  

La morale de cette histoire, c'est que la patience est la mère des vertus et ce coquin de gros poilu s'était fait un malin plaisir de nous le rappeler en jouant avec nos nerfs. Il fallait simplement être immensément reconnaissants d'avoir rencontré, une fois, sa Majesté le Roi Lion. 

 

P.S. La première image a été retravaillée en post-traitement. Le post-traitement fait partie intégrante de la pratique photographique lorsque l'on photographie en format raw (image brute) et il permet au photographe d'apporter une vision personnelle à l'image qu'il a faite. Pour ce portrait "low-key" (image qui contient principalement des tons et des couleurs sombres), j'ai voulu montrer la magnificence de l'animal et son port de tête altier et donner quelque peu l'impression d'une photo studio vu l'attitude du lion qui posait nonchalamment. 

En-dessous, Monsieur s'en va tranquillement. 



Dédé © Mars 2023