vendredi 15 février 2019

Un océan de regrets



Il ne savait pas depuis combien de temps il attendait dans le salon, assis dans ce fauteuil en cuir rouge. Une ombre erratique avait fait place à un soleil auparavant éclatant. Se levant pour se servir un verre, il sentit que ses gestes devenaient maladroits et impatients tant il avait l’esprit obnubilé par cette rencontre qui, il l’espérait, remettrait tout dans le bon ordre. Après avoir rebouché la bouteille de whisky et fait tomber les glaçons dans le verre presque plein, il s’assit en contemplant intensément le mobilier qui l’entourait, comme si elle pouvait apparaître à tout instant derrière les rideaux ou près de la cheminée. Mais alors que les meubles en bois somptueux encombraient toute la pièce jusque dans ses moindres recoins, il eut soudain l’impression que tout était vide, vide de son absence, de son rire cristallin et de ses pommettes gracieuses qu’il aimait tant caresser du regard. 
 
Les souvenirs de ces derniers mois après leur première rencontre se bousculèrent dans son esprit, le rendant presque haletant. Ils avaient parcouru main dans la main toutes les rues de la grande ville, fuyant chacun d’eux à leur manière un quotidien bien trop terne. Dans les parcs où jouaient les enfants, il lui volait des baisers fougueux à l’abri des regards, sous les grands arbres qui se penchaient joyeusement sur leurs frétillements de nouveaux amants. Dans les musées où ils aimaient se retrouver à l’ombre des grands peintres, ils commentaient sans fin les œuvres qui les touchaient et les transportaient tous d’eux au-delà du temps. Et dans les salles de cinéma durant les séances de l’après-midi, où presque personne ne venait visionner des films en noir et blanc, leurs mains se frôlaient impatiemment, dans une obscurité bienvenue qui permettait toutes les audaces. Construisant autour d’eux une bulle de bonheur, ils en avaient presque oublié les contraintes du temps, cherchant à respirer le même air à la même cadence, se moquant éperdument de tout ce qui n’était pas eux. 
 
Aujourd’hui, dans cette grande maison qu’il avait louée il y avait quelques semaines pour leurs rencontres en bord de mer, loin de l’agitation de la capitale et de son quotidien familial honni, il attendait. Comme d'habitude car il arrivait toujours le premier, aimant la voir apparaître dans le fond du couloir et remplir en quelques secondes tout l’espace. Mais là, c’était différent. Son verre se vidait pendant que la grosse horloge égrenait sa complainte et soudain, la vérité l’abasourdit, comme un coup de poignard dans le cœur, le faisant presque suffoquer. Elle n’avait pas beaucoup écrit ces derniers jours depuis qu’ils s’étaient disputés. Pleine de lourds sous-entendus et de reproches à peine déguisés, elle avait distillé dans leur dernière rencontre une distance et une pudeur qu’il ne lui connaissait pas encore.  Sa charmante bouche peinte en rose s’était ouverte pour laisser apparaître des mots si durs, qu’il ne comprenait pas encore qu’elle attendait de lui un choix. Il n’avait fait que boire les larmes que contenaient à peine ses grands yeux et tentant de lui prendre la main à plusieurs reprises, il n’avait étreint qu’un abysse dont il ne connaissait pas encore le fond. Elle s’était levée subitement, faisant alors claquer ses talons pour sortir du petit café et il s’était retrouvé pantelant, ne sachant plus très bien ce qu’il faisait là.
 
Alors qu’elle lui écrivait auparavant des lettres tous les jours, instaurant entre eux une tradition épistolaire qui diminuait la distance qui pouvait les séparer, ses missives s’étaient transformées en vagues messages évoquant un travail devenu subitement accaparant. Jusqu’à sa dernière lettre qui lui donnait rendez-vous ce jour dans le grand salon donnant sur la mer. 
 
Contemplant le reste de whisky dilué dans l’eau des glaçons, il vit son reflet au fond du verre, pâle, presque fantomatique, celui d’un homme qui ne sait pas encore que tout est terminé.  Ainsi, le battement des ailes du papillon là-bas sur le balcon était encore le frôlement de son foulard lorsqu’elle le serrait dans ses bras et le bruit du ressac là en bas ressemblait à la houle de désir qui les submergeait régulièrement. Mais il avait fini par comprendre à la dernière gorgée de whisky qu’elle ne viendrait pas.
Sur sa scène intérieure devenue muette de stupeur, plongée dans la lumière blafarde de cette nouvelle absence, il se retrouva seul à jouer le drame de cette rupture qui dévasta peu à peu ses dernières espérances. Il sentit comme un feu à la brûlure glacée dans son cœur et s’enfonça dans un jeu d’ombres qui le fit trébucher de chagrin. 
 
Pendant des jours, il avait forgé à l’égard de son amante des mots d’amour qui lui faisait entrevoir un avenir radieux mais il n’avait fait que les élaborer dans son esprit, sans oser les dire tout haut, sans faire de projets concrets, comme si l’avoir dans ses bras suffisait à son bonheur. Il voulait simplement goûter à la substance de son existence, facile et belle quand il la serrait contre lui, bien plus que ce qu’il avait vécu avant qu’elle n’irradie sa vie. Il n’avait pas voulu comprendre que cette histoire pouvait avoir une fin mais maintenant il était trop tard. Avant elle, il savait que sa vie n’était qu’une succession de choix imposés et avec elle, il avait cru que l’espace-temps qu’ils avaient forgé ensemble suffirait à atteindre la quintessence de ses espérances. Il n’avait pas saisi que la vie, ce sont des formations fugitives de sable mouvant, nées d’un coup de vent, d’un coup de folie, d’une folle passion, détruites en un instant par les mots qu’on ne dit pas. Des formes de fugacité, qui sont soulevées et emportées par le vent avant même de s’être vraiment créées. 
 
Se levant péniblement, il contempla par la fenêtre le disque solaire qui se précipitait dans la mer. Tout était devenu sombre, dès qu’il comprit qu’elle l’avait irrémédiablement quitté. Et dans le déferlement de ce soleil noir, il se précipita dans un océan de regrets. 

Dédé © Février 2019

vendredi 1 février 2019

Au sommet



Là-haut, les nuages s’accrochaient aux montagnes, formant une mer cotonneuse où les vagues ne ballotaient aucun navire, si ce n’est mes rêves les plus intimes, perdus dans l’immensité du ciel.
Les fleurs étaient presque aussi hautes que les sommets, dodelinant de la tête au moindre souffle du vent qui montait de l’Océan et redescendait dans les villages, chargé de senteurs rocailleuses.

J’aurais pu être un oiseau et survoler ces masses rocheuses sans aucun effort. Mais je n’étais que moi-même, forme erratique s’accrochant aux aspérités du sentier. Chaque pas me portait au-delà et quand, enfin, j’ai atteint le but ultime, j’ai basculé dans les remous du monde, transfigurée par cette beauté que je n’osais toucher, même du bout des doigts. Ce n’était pas l’Annapurna, pas même le Cervin. C’était un sommet parmi les sommets, de ceux qui s’élancent de toutes leurs forces pour transpercer le ciel. Mais il était bien là, réel et altier, surplombant les hommes, les ports et les cultures et il chantait d’une voix pierreuse la musique de la terre.

A cet instant, j’ai vu, dans la corolle de ces fleurs jaunes, dans le caillou au milieu du chemin, dans la forme lancinante des nuages, des étincelles de bonheur qui ont plongé dans tes yeux pour s’y noyer. Seuls face au tout, nos mains se sont serrées, formant au-dessus de la vallée comme un cœur timide et pourtant si solide.

Et ce temps suspendu au-dessus du monde a semé au plus profond de nous des vagues de joie qui roulent encore aujourd’hui sur nos plages secrètes. 

"Quand tu es arrivé au sommet de la montagne, continue de grimper." 

Proverbe chinois

Dédé © Février 2019