Il est venu de son village, sur
un chemin taillé il y a bien longtemps par ses ancêtres. De petits pavés posés les
uns à côté des autres, pas toujours égaux, forment en effet des pistes permettant
de passer d’une vallée à l’autre, dans un pays où le réseau routier est encore
balbutiant. Ces sentiers peuvent parfois être vertigineux, inaccessibles,
austères, impraticables. Mais ils conduisent toujours à des paysages d’une
beauté prodigieuse dont je me souviens aujourd’hui encore avec émotion.
Je n’ai pas toujours eu le pied
sûr lors de ces périples, ce qui m’a d’ailleurs valu à plusieurs reprises d’être
assaillie de vertige, le cœur au bord des lèvres sur ces pentes se jetant dans
l’océan. Moi qui aime tant la montagne et ai appris au fil des années et des
kilomètres parcourus à maîtriser un tant soit peu mon vertige, je n’ai jamais
eu autant de difficulté que sur ces sentiers altiers se moquant allègrement des
adeptes de trekking un peu orgueilleux.
L’homme que je rencontre est
habitué de ces pentes rudes et son pied est sûr. Je ne sais pas son nom, il ne saura
pas le mien. Il me jauge un bref instant puis commence à vaquer à ses
occupations. Il a compris que je n’étais pas du coin. C’est vrai, je n’ai pas
la même couleur de peau et je me balade avec un sac à dos et des bâtons de
randonnée alors que lui n’a qu’un seul outil dans ses mains. De plus, mes
chaussures moqueuses prennent de haut les siennes alors qu’elles feraient bien mieux
de rester humbles. En effet, elles étaient censées m’apporter sécurité sur des
chemins escarpés et me permettre même de faire du trail. Mais elles ont glissé à plusieurs reprises depuis mon
arrivée sur ces terres, manquant me faire trébucher et finir au fond du
précipice. Ses pieds à lui sont chaussés de tongues usées et je me demande bien
comment il fait pour ne pas perdre l’équilibre sur ce terrain aussi escarpé.
Mais le fait est qu’il tient debout et que ses facultés d’escalade sont
déconcertantes.
Retentit un « Bon Dia », cordial mais rapide. Il
ne dira rien de plus car il n’est pas là pour parler. Il s’approche alors du
bassin de rétention d’eau, élément précieux dans ces montagnes qui ne
connaissent que deux saisons, celle des pluies et la saison sèche.
Chez moi, la montagne est bien
plus haute, avec des neiges éternelles, des glaciers sublimes et des torrents bondissant
joyeusement sur les pierres. Les saisons y sont aussi plus marquées. Au
printemps, la fonte des neiges grossit les rivières. Des orages violents
peuvent survenir pendant l’été et balayer les sommets dans des bourrasques
furieuses alors que durant les beaux jours, les vaches paissent tranquillement,
lovées dans les hautes herbes. Le fond de la vallée se revêt d’or l’automne
revenu. Et pendant l’hiver, la montagne gronde parfois quitte à lâcher quelques
avalanches de neige lorsqu’elle s’ébroue.
La sienne est presque sèche aujourd’hui,
rugueuse et acérée. Les torrents ne sont qu’un souvenir lointain et le vent
chaud souffle en rafales depuis l’océan, desséchant tout sur son passage. Sur les
flancs âpres s’étalent pourtant de petits potagers dans lesquels poussent du
maïs, de la canne à sucre, des tomates, du manioc et des patates douces qui
nourriront la famille et le village. Peut-être le surplus des récoltes sera-t-il
vendu au marché de la ville que l’homme rejoindra dans un « alunger »
(taxi collectif) bondé, le temps d’une journée.
Le paysan doit faire le nécessaire
pour irriguer ses cultures. Il ouvre alors une vanne et l’eau s’échappe joyeusement
dans la pente. Comme elle est un peu folle et veut n’en faire qu’à sa tête, il
doit la canaliser pour qu’elle se dirige au bon endroit. Alors que j’observe la
manœuvre avec attention, je prends conscience du travail accompli pour faire
vivre ces petites cultures et de l’effort quotidien afin de travailler cette
terre aride. La petite cascade virevoltant renvoie alors une mélodie cristalline.
Et en tendant l’oreille, j’entends croître les plants de tomates, heureux de
pouvoir s’abreuver enfin alors que le soleil diffuse ses rayons brûlants,
chatouillé par les pics altiers.
Je suis maintenant rentrée dans
mon pays où la montagne est revêtue de son manteau blanc. Pendant mon absence,
la neige a en effet tout recouvert et l’atmosphère est devenue glaciale.
Bien que je vive dans un confort
béat, j’ai l’impression que depuis mon retour, je cours toute la journée après
le temps. Je me dépense sans compter pour tenir des délais qu’on m’impose et la
conséquence de tout cela, c’est que je suffoque déjà, oubliant de respirer et
de m’arrêter pour reprendre mon souffle. Nous ne sommes pourtant qu’en janvier.
Mais j’ai l’impression d’être déconnectée, même déracinée et de m’assécher
parce que la source de la vie est en train de s’écouler un peu plus loin.
Son pays à lui est lent, donnant
parfois l’impression d’une certaine nonchalance. Mais les hommes vivant dans
ces montagnes sont liés au vent, au ciel, au soleil et à la pluie. Leur temps s’écoule
plus lentement que le mien mais il n’en est certainement que plus réel car il se
calcule suivant le rythme de la nature alors que l’immédiateté est devenue la
mesure de bien des choses dans la société qui m’entoure.
Dans les yeux de cet homme,
tournés vers l’horizon, brillaient une simplicité et une patience qui me font
défaut, bien souvent, malgré mon aisance matérielle. Ainsi, dans notre vie si
ordonnée ou chaque minute compte, il me semble que nous savourons de plus en
plus rarement l’instant présent. Alors que finalement, prendre son temps, ce
n’est pas ne rien faire, mais partir à l’aventure : se découvrir et rencontrer
les autres, apprécier ses ressources personnelles, mesurer ses faiblesses,
développer des qualités, étudier et approfondir toute chose et découvrir d’autres
horizons.
Que nous est-il arrivé dans nos
sociétés si rapides ? Est-ce que nos richesses matérielles s’apparentent peu
à peu à un appauvrissement de notre cœur et de notre écoute ? Sommes-nous
en train de nous perdre dans la course effrénée à la compétitivité ?
Alors que l’art de prendre son
temps permettrait d’aller plus vite à l’essentiel : se reconnecter à ses
émotions, admirer et préserver la nature, prendre soin des autres et de
soi-même sans chercher à être toujours performant dans tout.
Pendant que j’écris ces quelques
lignes, le plant de tomates à des milliers de kilomètres d’ici, les pieds bien
figés dans la terre, poursuit sa lente croissance. Et moi je continue mon
marathon, soufflée comme un flocon.
Dédé © Janvier 2017