Elle a pour habitude de
s’asseoir, toujours au même endroit, sur un banc défoncé, aux alentours de la
gare. Les yeux perdus dans la vague, elle regarde les passants sans les voir,
indifférente au temps, aux autres, mais surtout à elle-même, comme si elle s’était
perdue à jamais dans les dédales de son esprit tourmenté.
Depuis quelques jours pourtant,
ses yeux d’habitude amorphes se réveillent à la vue d’un homme. Passant tous
les jours à la même heure et au même endroit dans la foule des anonymes, il se
dirige d’un pas invariablement pressé vers cet escalier qu’elle n’a jamais osé
emprunter, de peur de se perdre au bout des marches. L’homme qui marche ne la regarde jamais, car
telle une statue, elle reste immobile, ancrée dans le décor urbain depuis une
éternité. Elle non plus ne cherche aucunement le contact visuel car elle a
l’impression que si leurs yeux se croisaient, il pourrait lui voler son âme et
l’emporter là où elle n’est jamais allée. Elle se contente de détailler à la
dérobée sa silhouette fine et élancée et d’admirer sa démarche décidée. Au fil
des semaines, elle s’attache à faire de ces quelques minutes où elle croit
percevoir la douce fragrance de son parfum masculin un rêve éveillé où
d’inconnue insignifiante assise sur un banc, elle éclot dans une gerbe de
couleurs et dessine avec lui des fleurs extravagantes sur le goudron délavé.
Mais alors qu’elle ne fait rien
pour précipiter le temps et aborder l’inconnu, un jour pourtant, une scène
s’emballe dans ce film muet. L’homme qui marche jette en effet un regard
distrait sur la femme assise sur le vieux banc. L’espace d’un court instant, la
main de la femme se crispe sur son genou et la vie revient en elle, comme une
fontaine qui jaillit au printemps après s’être tue durant tout un hiver. Il ne
se passe rien d’autre dans ce moment suspendu et pourtant, la couleur des yeux
de l’homme qu’elle a perçue ravive en elle le souvenir de la mer oubliée, celle
qu’elle côtoyait enfant, alors que les châteaux de sable qu’elle bâtissait
tenaient encore debout et que son esprit n’était pas tourmenté par des démons
opiniâtres. Puis le temps reprend son cours, l’homme poursuivant son chemin et
disparaissant. Quant à elle, elle s’agite intimidée comme si de figurante, elle
est soudainement devenue l’actrice principale de cette scène de rue pourtant si
banale.
Le lendemain, vêtue d’une robe à
fleurs, irradiant tout l’espace de la rue, elle trépigne d’impatience debout
vers l’escalier, bien décidée à accoster l’inconnu. Elle s’imagine qu’il lui
répondra, qu’il se détournera de son chemin et qu’ensemble, ils franchiront les
frontières de la ville pour s’évader dans un monde enchanté comme celui qu’elle
rêvait toute petite au clair de lune.
Lorsqu’il surgit au coin de la
rue, elle est sûre d’elle. Arrivé à sa hauteur, elle agite la main pour attirer
son attention et lui murmure un timide bonjour. Mais le brouhaha de la rue
emporte ses mots qui s’étiolent dans le vent. Les piétons nombreux le masquent
un instant à ses yeux et ce moment s’étire désespérément, devenant éternité.
Quand elle revoit enfin une partie de la silhouette de l’homme, elle le regarde
descendre l’escalier et dans ses yeux ne s’imprime que l’ombre intacte du bel
inconnu avec qui elle ne voyagera jamais.
L’homme qui marche s’en est allé,
dématérialisé, éphémère personnage dans la multitude grouillante des passants. Frissonnante,
la femme s’éloigne à son tour dans la foule et confusément, elle avance. Puis
elle se dissout dans le rien de sa vie, rêvant tout éveillée une réalité qui
n’existe pas.
"L'Homme qui marche", Alberto Giacometti, Fondation Gianadda
P.S. Ce texte m'a été inspiré par la première photo que j'ai prise il y a quelques mois. Couper le personnage, le dépersonnaliser, n'en montrer que le bas du corps était un parti pris assumé : suggérer et ne pas tout montrer pour laisser libre cours à l'imagination. Et quand j'ai vu cette exposition de Giacometti-Rodin tout dernièrement, les éléments de mon texte encore disparates se sont assemblés et le titre s'est imposé de lui-même. J'ai toujours aimé ces personnages de Giacometti, formes quasi abstraites, indéchiffrables. "L'homme qui marche" s'en va vers son destin. Et on le voit passer sous nos yeux, insaisissable.
Dédé © Octobre 2019