Après avoir donné des graines en suffisance pour les mésanges et les accenteurs alpins mécontents de me voir tourner les talons, jeté quelques affaires dans une valise usée, la clé a tourné dans la serrure. Il était temps d'aller visiter cette vieille amie mais avant nos retrouvailles, il fallait d'abord franchir la barrière des Alpes, encore bien drapées dans leur manteau d'hiver puis redescendre vers le Sud, lieu de tous les possibles.
J'aspirais à la revoir, sans crainte de devoir à nouveau tout lui raconter de moi mais simplement reprendre notre conversation là où nous en étions restés. Dès la frontière franchie, j'ai respiré alors à plein poumons ces atmosphères uniques qui me rappellent sans doute, inconsciemment, cette partie de mon arbre généalogique un peu erratique, presque inconnue.
L'Italie ne serait pas l'Italie sans le fumet d'un espresso servi au coin d'un bar, sans un spremuta pressé comme nulle part ailleurs sur le globe, sans un plat de pâtes al dente à damner un saint, sans ces fiers villages perchés sur des collines, veillant sur les plaines alentours comme des sentinelles éternelles et sans ces églises et musées remplis de beauté. Elle ne vivrait pas sans ses Italiens, bavards invétérés, même en récitant des prières inaudibles lors d'une procession extatique d'un Vendredi Saint. L'Italie respire dans ces ruelles sans fin, secrètes, dans lesquelles seules des voitures minuscules peuvent s'engouffrer en faisant rugir des embrayages épuisés et où des lessives flottent à tous vents. Elle s'enivre avec des vins capiteux, elle papillonne entre les cyprès et elle chuchote (est-ce possible vu le niveau sonore des palabres des autochtones) de merveilleuses histoires dans les tableaux des grands maîtres de la Renaissance. Et nous, fascinés, parfois étonnés ou amusés par tant de brouhahas désordonnés, on y revient toujours, comme de grands enfants avides de parfums glacés qui n'existent que là-bas, sur des places encombrées.
Au travers des champs pour certains déjà en fleurs, sur les routes serpentant dans les jeux de lumière d'un soleil à peine printanier et de nuages bien gonflés, c'était la dolce vita, assurément. Le temps s'étirait en effet, sans contrainte et dans chaque église visitée, le portrait d'un Enfant joufflu, accroché à sa divine Mère drapée magnifiquement dans sa dignité, nous accueillait tendrement, pour effacer toutes nos contrariétés passées. Au milieu de ces pierres qui susurraient des prières récitées par les fidèles depuis des siècles, les années, les heures, les minutes, les secondes s'annulaient, perdant ainsi toute leur importance. Ainsi, dans les allées séculaires d'une abbaye romane, joyau perdu au pied d'un village assoupi dans la sieste du début d'après-midi, on se surprenait à psalmodier aussi et à lever la tête vers la lumière presque divine éclaboussant les piliers altiers. On avançait alors, fasciné, réconforté et reconnaissant de pouvoir encore, dans ce monde désaxé, marcher en silence et percevoir les battements de son cœur.
Sur ces doux chemins qui se perdaient dans les collines où le ciel et les prairies paraissaient si grands et le reste si petit, parmi les chants des oiseaux célébrant un printemps bien primesautier, dans le sourire de l'Ange annonçant la bonne nouvelle à Marie sur ce délicieux tableau de Fra Angelico, on était bien, simplement bien, comme flottant dans une parenthèse enchantée entre deux événements bien désolants. J'ai ainsi repris le cours de ma respiration et une paix étrange, presque irréelle dans la folie de cette humanité s'est installée, furtivement, comme si elle n'osait déranger alors qu'elle était profondément appelée. C'était comme si Saint François d'Assise s'était mis à me parler et à me consoler et que moi aussi j'étais oiseau. Et malgré des hordes d'adolescents indisciplinés qui n'écoutaient qu'à peine leur guide devant les splendeurs d'un jubé, la terre s'est arrêtée de tourner, un très bref instant.
Dans cette Toscane enchanteresse, où le vent froid semblait couler directement des Alpes lointaines, où les cyprès ponctuaient le calme paysage, ce fut un petit rêve, alors que nous étions bien éveillés. On a eu envie d'y rester, de côtoyer encore Piero et Giotto et de laisser Fra Angelico nous éblouir encore et encore. Et sous les étoiles dansantes, épuisés de tant de beauté, étourdis, on s'est dit que l'Italie, c'est un chef d’œuvre de tous les instants et qu'il faudra y revenir, encore et toujours. D'ailleurs, la dernière nuit, en me glissant dans les draps froids de cette vénérable maison, j'ai revu l'Ange de cette merveilleuse et douce Annonciation et je crois bien qu'il m'a fait un clin d'oeil, comme une invitation renouvelée pour un aller simple aux pays des merveilles.
Il faut encore oser la joie et l'espoir, même s'ils sont fragiles, éphémères, prompts à bondir puis à s'éclipser et cette Toscane printanière me l'a chuchoté, d'une douce voix: "Respire".
Dédé © Avril 2023