vendredi 26 mai 2023

Sous la pluie





Il est bien connu que les grands lacs du Nord de l'Italie bénéficient d'un doux climat qui réchauffe les visiteurs en toutes saisons. En effet, alternant les paysages alpestres et méridionaux, parsemée de gracieuses villas et de palais altiers aux somptueux jardins, l'harmonie des décors ne peut que ravir les yeux de celles et ceux qui prennent le temps d'apprécier la dolce vita.

Mais ce jour-là, le ciel avait décidé de n'en faire qu'à sa tête et l'atmosphère ressemblait plutôt à celle de l'Ecosse, si ce n'était cette architecture majestueuse d'églises et de palais typiquement italienne qui contredisait notre sensation de froid et d'humidité. Et pendant qu'une procession de parapluies bariolés parcourait les petites ruelles pour que leurs propriétaires transis se réchauffent dans une auberge avec un bon espresso, les terrasses du bord de l'eau restaient désertes et bien silencieuses.

Même si nous étions douchés malgré nos parapluies, nous pouvions nous considérer comme chanceux par rapport à ce qui se passait à l'autre bout du pays. En effet, les images venues de l'Emilie-Romagne étaient plus que désolantes. Ravagée par des pluies diluviennes qui ne voulaient pas s'interrompre, la région subissait l'ire des cieux et les dégâts étaient déjà incommensurables. 

Nous ne pouvions qu'être solidaires par la pensée et espérer que le soleil brillerait rapidement. Mais le lendemain et le surlendemain, les dieux en colère ont détourné leur attention de l'Emilie-Romagne pour déverser leur trop-plein de vengeance cette fois-ci sur le Piémont que nous avions rejoint. Les brumes encerclaient les vignes, les châteaux se perdaient dans les nuages menaçants, les routes sillonnant les collines étaient détrempées et les rivières, sous haute surveillance, dévalaient les contreforts alpins pour se jeter dans un Pô déjà bien trop rempli.  Et malgré la dégustation de produits locaux dans des auberges très accueillantes qui nous redonnait un peu de baume au coeur, nous ne pouvions que reconsidérer le fait que les catastrophes naturelles ne sont plus seulement l'apanage de pays lointains mais frappent également à nos portes, remettant en cause toutes nos belles certitudes sur le fait que l'Ailleurs est très loin de l'Ici

                                                                                                                                   Dédé © Mai 2023

vendredi 12 mai 2023

Le rêve



Ce matin-là, je me suis demandé si le rêve était encore permis.

La réponse n'a pas tardé: le sommet ensoleillé s'est dévoilé, au-dessus de la mêlée.

Et c'est alors que tout s'est éclairé.

Mais... n'avais-je pas simplement rêvé?

 

Dédé © Mai 2023 

vendredi 28 avril 2023

Respire

 


Après avoir donné des graines en suffisance pour les mésanges et les accenteurs alpins mécontents de me voir tourner les talons, jeté quelques affaires dans une valise usée, la clé a tourné dans la serrure. Il était temps d'aller visiter cette vieille amie mais avant nos retrouvailles, il fallait d'abord franchir la barrière des Alpes, encore bien drapées dans leur manteau d'hiver puis redescendre vers le Sud, lieu de tous les possibles.

J'aspirais à la revoir, sans crainte de devoir à nouveau tout lui raconter de moi mais simplement reprendre notre conversation là où nous en étions restés. Dès la frontière franchie, j'ai respiré alors à plein poumons ces atmosphères uniques qui me rappellent sans doute, inconsciemment, cette partie de mon arbre généalogique un peu erratique, presque inconnue. 

L'Italie ne serait pas l'Italie sans le fumet d'un espresso servi au coin d'un bar, sans un spremuta pressé comme nulle part ailleurs sur le globe, sans un plat de pâtes al dente à damner un saint, sans ces fiers villages perchés sur des collines, veillant sur les plaines alentours comme des sentinelles éternelles et sans ces églises et musées remplis de beauté. Elle ne vivrait pas sans ses Italiens, bavards invétérés, même en récitant des prières inaudibles lors d'une procession extatique d'un Vendredi Saint. L'Italie respire dans ces ruelles sans fin, secrètes, dans lesquelles seules des voitures minuscules peuvent s'engouffrer en faisant rugir des embrayages épuisés et où des lessives flottent à tous vents. Elle s'enivre avec des vins capiteux, elle papillonne entre les cyprès et elle chuchote (est-ce possible vu le niveau sonore des palabres des autochtones) de merveilleuses histoires dans les tableaux des grands maîtres de la Renaissance. Et nous, fascinés, parfois étonnés ou amusés par tant de brouhahas désordonnés, on y revient toujours, comme de grands enfants avides de parfums glacés qui n'existent que là-bas, sur des places encombrées.

Au travers des champs pour certains déjà en fleurs, sur les routes serpentant dans les jeux de lumière d'un soleil à peine printanier et de nuages bien gonflés, c'était la dolce vita, assurément. Le temps s'étirait en effet, sans contrainte et dans chaque église visitée, le portrait d'un Enfant joufflu, accroché à sa divine Mère drapée magnifiquement dans sa dignité, nous accueillait tendrement, pour effacer toutes nos contrariétés passées. Au milieu de ces pierres qui susurraient des prières récitées par les fidèles depuis des siècles, les années, les heures, les minutes, les secondes s'annulaient, perdant ainsi toute leur importance. Ainsi, dans les allées séculaires d'une abbaye romane, joyau perdu au pied d'un village assoupi dans la sieste du début d'après-midi, on se surprenait à psalmodier aussi et à lever la tête vers la lumière presque divine éclaboussant les piliers altiers. On avançait alors, fasciné, réconforté et reconnaissant de pouvoir encore, dans ce monde désaxé, marcher en silence et percevoir les battements de son cœur.

Sur ces doux chemins qui se perdaient dans les collines où le ciel et les prairies paraissaient si grands et le reste si petit, parmi les chants des oiseaux célébrant un printemps bien primesautier, dans le sourire de l'Ange annonçant la bonne nouvelle à Marie sur ce délicieux tableau de Fra Angelico, on était bien, simplement bien, comme flottant dans une parenthèse enchantée entre deux événements bien désolants. J'ai ainsi repris le cours de ma respiration et une paix étrange, presque irréelle dans la folie de cette humanité s'est installée, furtivement, comme si elle n'osait déranger alors qu'elle était profondément appelée. C'était comme si Saint François d'Assise s'était mis à me parler et à me consoler et que moi aussi j'étais oiseau. Et malgré des hordes d'adolescents indisciplinés qui n'écoutaient qu'à peine leur guide devant les splendeurs d'un jubé, la terre s'est arrêtée de tourner, un très bref instant. 

Dans cette Toscane enchanteresse, où le vent froid semblait couler directement des Alpes lointaines, où les cyprès ponctuaient le calme paysage, ce fut un petit rêve, alors que nous étions bien éveillés. On a eu envie d'y rester, de côtoyer encore Piero et Giotto et de laisser Fra Angelico nous éblouir encore et encore. Et sous les étoiles dansantes, épuisés de tant de beauté, étourdis, on s'est dit que l'Italie, c'est un chef d’œuvre de tous les instants et qu'il faudra y revenir, encore et toujours. D'ailleurs, la dernière nuit, en me glissant dans les draps froids de cette vénérable maison, j'ai revu l'Ange de cette merveilleuse et douce Annonciation et je crois bien qu'il m'a fait un clin d'oeil, comme une invitation renouvelée pour un aller simple aux pays des merveilles.

Il faut encore oser la joie et l'espoir, même s'ils sont fragiles, éphémères, prompts à bondir puis à s'éclipser et cette Toscane printanière me l'a chuchoté, d'une douce voix: "Respire".


Dédé © Avril 2023

vendredi 7 avril 2023

Digne du Grand Nord

Alors que la plaine se pare de ses couleurs de printemps, ici, chaque semaine apporte son lot de giboulées qui nous font perdre peu à peu la tête. Un jour, le soleil brille généreusement et tous les animaux de la forêt croient, tout comme nous, que le printemps, enfin, daigne s'installer. On assiste alors au ballet joyeux des oiseaux qui s'affairent dans les branches des arbres pour trouver le partenaire idéal et signer le contrat de mariage et d'entretien de la future progéniture. Mais le lendemain, les montagnes disparaissent sous des nuages menaçants et le vent s'engouffre dans tous les interstices. L'espoir du jour précédent se noie alors dans des flocons erratiques s'emparant des sapins et les faisant méchamment grelotter. Cette nouvelle dépression qui suit la précédente et qui annonce la prochaine, s'accroche à nos coeurs déçus et prend, bien malgré nous, les rênes de nos états d'âme. Mais au fil des heures, alors qu'on n'y croyait presque plus, la montagne se découvre, un peu, juste pour nous dire qu'elle est encore là, et qu'elle lutte de toutes ses forces pour ne pas s'enfoncer dans la déprime de cette fin d'hiver qui ressemble plutôt à une froide vengeance. Et dans les arbres encore nus, les mésanges se remettent à fredonner alors que quelques merles s'essaient aux premières vocalises printanières, le temps de cette brève éclaircie. Mais rapidement, le vent chasse à nouveau toutes ces espérances et un écureuil s'enfuit, pressé de retourner à l'abri de la prochaine neige. 

C'est ainsi, chaque année. Le printemps n'existe que dans nos rêves les plus fous et pendant ces quelques semaines de mars et d'avril, nous sommes en suspension, entre un hiver qui n'en est plus un et un été qui ne viendra pas avant de longues semaines. Le manteau d'hiver reste ainsi bien accroché près de la porte d'entrée. Juste en-dessous, les bottines fourrées demeurent aux aguets et la mangeoire pour les oiseaux bien garnie jusqu'en mai. Les mésanges y continuent d'ailleurs leurs incessantes visites alors que les accenteurs alpins gonflent leurs ailes, sans se presser de monter là-haut, dans les rochers altiers.

Quant à nous, emmitouflés et un brin mélancoliques, nous poursuivons la dégustation de thés bouillants aux fumets divers et variés et contemplons, bien au chaud, les sommets qui se noient dans des ambiances bleutées, dignes de celles du Grand Nord.  

 

P.S. Je vous souhaite  de belles fêtes de Pâques, je serai un peu moins présente durant quelques jours. Bises alpines!

Dédé © Avril 2023

vendredi 24 mars 2023

A Jock, Janet et Compagnie

 

           Jock, posant fièrement devant l'objectif

 

Ce texte est une dédicace à Pascale, (cliquez sur le lien qui vous mènera chez elle), photographe animalière de talent, amoureuse de tous les animaux.

"06h30. Le ciel est encore bien sombre mais mille bruits résonnent déjà dans l'air moite après un orage nocturne. Les oiseaux s'en donnent à coeur joie pour saluer le lever du jour et dans cette chaleur africaine, la forêt nous chuchote déjà des histoires extraordinaires qu'on voudrait toutes consigner dans un carnet doré pour ne jamais les oublier. A l'écoute de cette symphonie matinale, nous sommes pourtant impatients de vivre une dernière aventure. 

Aujourd'hui, nous allons rencontrer des éléphants. De vrais éléphants, (même si un éléphant ça trompe, comme tout le monde le sait) avec une peau rugueuse, d'énormes pieds, de grandes oreilles et une trompe très malléable, à faire pâlir certains contorsionnistes. La réserve dans laquelle nous sommes attendus participe en effet à la réhabilitation de ces animaux dans leur environnement naturel. Une équipe incroyable de professionnels accueille ainsi des éléphants blessés, malades, orphelins et après des soins et beaucoup d'amour, ceux-ci retrouvent une vie digne en retournant batifoler dans la savane.

Après quelques kilomètres parcourus à bord d'un véhicule tout terrain, Richard, le soigneur principal, nous explique quelques règles de sécurité qu'il faudra à tout prix respecter. Car là, nous nous déplacerons à pieds et un pas de travers pourrait provoquer l'ire des pachydermes. D'ailleurs, un des membres de l'équipe porte un fusil, afin d'assurer notre sécurité au cas où un de ces mastodontes deviendrait agressif et nous chargerait ou si un lion affamé passait par là et avait l'envie soudaine de goûter de la succulente viande suisse.

Suite à cette partie fort instructive si nous souhaitons conserver nos membres intacts, nous nous dirigeons ensuite en file indienne dans les hautes herbes, silencieusement, adaptant nos pas au premier de la lignée. Après seulement quelques minutes de marche, nous nous retrouvons déjà tout proches d'un petit groupe d'individus. Ils sont cinq, en train de prendre tranquillement leur petit-déjeuner. Avec application, ils arrachent des herbes, voire mêmes des branches entières d'arbustes à l'aide de leur trompe agile, qu'ils fourrent ensuite dans leur gueule sans autre cérémonie, les mastiquant avec délectation. Moi à qui ma Maman a toujours appris qu'il fallait utiliser mes couverts pendant les repas, je suis amusée de cette manière de faire peu conforme aux règles de la bienséance. Occupés ainsi à tondre à leur manière la pelouse, ils semblent à peine étonnés de nous voir là et poursuivent leur repas comme si de rien n'était. Richard nous laisse dans un premier temps les observer et nous acclimater à cette proximité extraordinaire et nous explique ensuite l'histoire de chacun d'entre eux, en présentant leurs spécificités physiques. Pendant ce temps, la magie de la rencontre opère peu à peu. Les éléphants s'approchent de nous, guidés par les soigneurs et ils nous est permis alors de les caresser. D'abord timides, nous osons à peine effleurer leur peau incroyablement calleuse mais les gardiens nous encouragent à persister. Et d'ailleurs, c'est comme si les éléphants appréciaient ces câlineries pourtant bien maladroites. Puis, les animaux, chatouillés par ces picotements sur leur peau, cherchent le contact visuel pour finir par nous observer intensément, avec un grand calme, incroyable de la part de ces géants. Et dans ce face à face paisible, à peine troublé par notre respiration saccadée et nos battements de cœur désordonnés, une connexion étonnante s'établit entre l'homme et l'animal. J'oublie tout en caressant les immenses oreilles de Jock, (il doit avoir de grands talents d'écoute) le plus grand et le plus âgé d'entre eux et je me sens infiniment reconnaissante mais aussi minuscule face à cet animal presque innocent qui m'inspecte avec intelligence et je le crois avec une quasi-tendresse.

Pendant un temps que j'aurais souhaité durer éternellement, nous entrons dans une relation presque mystique que je n'aurais jamais imaginée possible avec un tel animal. Leurs pieds sont pourtant tellement gros qu'ils nous écraseraient sans peine alors que leur démarche est chaloupée et silencieuse lorsqu'ils se déplacent dans la brousse. Leur corps massifs pourraient charger avec férocité le petit groupe d'hommes qui les entoure à cet instant présent si ces derniers s'avisaient de faire des gestes brusques. Leurs défenses nous transperceraient telles de pauvres brochettes humaines si l'envie nous prenait de leur tirer la trompe d'un coup sec. Et ne nous avisons surtout pas de leur secouer l'oreille pour leur rappeler quelques règles basiques d'hygiène, face à un énorme étron tombé juste au milieu de notre groupe, au risque d'être soulevés dans les airs par une trompe furieuse et jetés tel un vulgaire fétu de paille contre le tronc d'un eucalyptus. Mais rien de tout cela ne se passe et Dédé ne se transformera pas en bouillie (en tous les cas pas aujourd'hui). Au contraire, une grande quiétude règne, juste traversée par les bruits de la savane environnante et il suffit de contourner prudemment l'énorme déjection pour ne pas s'en mettre jusque-là (darla dirladada). Puis, après les flatteries que les géants semblent vraiment apprécier, les soigneurs les regroupent en arc de cercle devant nous. Nous comprenons alors qu'il est temps d'offrir à ces colosses quelques douceurs gustatives qu'ils attendent d'ailleurs avec impatience. Il veulent bien se laisser cajoler mais nous nous devons également de leur démontrer toutes nos compétences de serveurs dans ce restaurant gastronomique avec vue sur les eucalyptus. Je me vois donc chargée d'un gros panier, rempli à ras bord de granulés compacts et après avoir observé avec attention la manière de faire d'un des soigneurs, je me risque à déposer craintivement un tas de friandises juste sur la trompe que Janet me présente tranquillement, par une torsion fort gracieuse. Le cadeau ainsi offert, elle me remercie avec un grand sourire d'éléphante avant de remplir avec son appendice nasale, toujours avec élégance, sa gueule avide. L'éléphant d'à côté, quant à lui, opte pour une méthode plus rapide (c'est un mec!) mais néanmoins efficace pour se délecter et je comprends qu'il faut lui jeter les bonbons directement dans son gosier béat.

Ce repas se déroule bien trop vite et après encore une petite promenade avec les éléphants (il y en a un juste derrière moi qui pourrait me caresser la nuque avec sa trompe, encore un fantasme me direz-vous), il est malheureusement temps de quitter nos nouveaux très grands amis. Je suis surprise d'éprouver à la fois une immense joie pour cet instant si précieux et suspendu dans le temps mais aussi une grande tristesse. Car dans certains endroits de l'Afrique et de l'Asie, alors qu'ici on soigne, on cajole et on sauve ces animaux en expliquant les enjeux de ce travail primordial pour la sauvegarde de l'espèce à tous les visiteurs du centre, certains d'entre eux sont massacrés sans impunité, notamment pour leurs défenses en ivoire valant une fortune. D'ailleurs la population des éléphants est en danger, comme tant d'autres espèces de par le monde, et cela en grande partie par la faute de l'homme cupide et imbécile.

Lorsque nous repartons à bord de notre véhicule, une grande mélancolie m'envahit le coeur. Notre voyage est terminé et il est l'heure de reprendre notre vie habituelle dans nos Alpes que les éléphants d'Hannibal ont d'ailleurs traversées il y a bien longtemps. Et alors que je me perds déjà dans mes souvenirs, une girafe surgit entre les arbres, comme pour nous dire un dernier adieu. Il est temps en effet de saluer une dernière fois cette Afrique multiple et contrastée et de souhaiter qu'elle trouve, ici comme là-bas, la paix et la prospérité pour tous ses habitants, dans le respect de cette nature si belle et de ces animaux si merveilleux. 

Mais avant de refermer ce chapitre enchanteur, je suis infiniment redevable de cette leçon apprise durant ce périple: admirer un animal, c'est quelque chose de magique, comme une porte qui s'ouvre sur l'immensité. Et même si nous n'avons pas su parler avec fluidité le langage éléphant, lion, hippopotame, girafe ou impala, dans ces rencontres multiples entre eux et nous s'est instauré un dialogue grandiose, dans lequel toutes les saveurs du monde et de la nature se sont engouffrées."

 

« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur. » – Ibn Battuta

 

P.S.: C'est avec émotion et reconnaissance que je termine ces récits de notre périple africain. Émotion, car j'ai vécu des moments extraordinaires que j'ai eus plaisir à partager avec vous alors que j'ai songé bien des fois à fermer ce blog, par manque de temps à cause de mon travail mais aussi par manque d'énergie. Reconnaissance également car je mesure la chance que j'aie de pouvoir faire encore ce genre de voyage et d'avoir rencontré des gens se battant avec enthousiasme pour faire connaître les merveilles de leur pays. Certes, prendre l'avion aujourd'hui n'est pas toujours très bien perçu par certains mais nous avons choisi une agence travaillant avec des intervenants locaux, dans le respect des lieux et de leurs us et coutumes. Voyager pour s'emplir le cœur de nouvelles expériences et de nouvelles rencontres, pour faire vivre une population en consommant local, pour participer au financement de telles initiatives afin de sauver des animaux et les protéger est important. 

Voyager avec intelligence et humilité, cela doit être encore possible.

Sophie la girafe

Dédé © Mars 2023

vendredi 10 mars 2023

Sa Majesté le Roi Lion

 


Avec la pluie diluvienne qui s'abattait depuis quelques heures sur les pistes, nous avions presque perdu l'espoir de faire la connaissance du roi des animaux. Car tout le monde sait qu'un chat, même un très gros chat avec une fourrure autour de la tête, n'aime pas la pluie et reste bien sagement à l'abri, de peur de mouiller sa superbe permanente. Mais c'était sans compter sur notre envie irrépressible de faire en sorte que cette immersion dans la savane soit à la hauteur de nos espérances. Notre ranger, bien plus enclin à nous expliquer en quoi consistait un énorme étron d'éléphant en y plongeant allégrement les mains, a donc dû s'incliner devant nos demandes impérieuses de poursuivre notre quête et il n'a pu que reprendre sa conduite presque monotone sur des chemins sans fin et bien boueux. Le paysage délavé, le ciel gris et menaçant, donnaient à cette aventure une atmosphère presque oppressante. Au fond de moi, je dois bien l'avouer, je perdais patience car j'étais trempée et je commençais à avoir froid. Quant à mes camarades, ils ne disaient plus rien mais sur leur visage, le désappointement se dessinait lentement mais sûrement.

A la croisée de deux pistes, alors que nos mines s'allongeaient encore et encore jusqu'à traîner par terre, nous avons croisé des impalas qui semblaient inquiets et sur le qui-vive. Tous avaient les yeux rivés dans une même direction et dans notre esprit de grands dompteurs de fauve, l'espoir est revenu, d'un coup. Dans l'air régnait en effet comme une menace et le silence devint subitement pesant. Chacun, des deux côtés du véhicule, plissait des yeux, retenant sa respiration. Puis, l'un d'entre nous, a tendu un doigt tremblant, là-bas, au-dessus des hautes herbes. Nous nous sommes tous retournés, la boule au ventre, prêts à recevoir la médaille du meilleur spécialiste de l'affût. A quelques centaines de mètres, on distinguait en effet une forme brune mais qui restait bien imprécise. Etait-ce vraiment une tête de fauve ou alors étions-nous tous victimes d'une traîtresse hallucination? Le véhicule s'est arrêté, notre ranger craignant une mutinerie s'il ne le faisait pas et après plusieurs minutes, le rêve est devenu réalité, enfin presque. Les jumelles avaient donné leur verdict, mon téléobjectif avait fait le reste. C'était bien un lion mais il était très loin de nous, paresseusement immergé dans les herbes. D'ailleurs, pourquoi serait-il venu, gambadant sur ses grosses pattes, juste pour poser devant des individus insignifiants, simplement avides de sensation? Nous n'étions rien pour lui, juste quelques guignols en goguette. A moins qu'il n'ait faim et là, la situation allait se corser singulièrement pour nous.

De longues minutes se sont écoulées, à peine troublées par quelques exclamations d'enthousiasme, vite remplacées malheureusement par un douloureux dépit. Nos appels à peine silencieux pour attirer son attention n'en étaient que plus ridicules. Car ce gros poilu n'avait que faire de nous, plutôt occupé à se prélasser et à profiter d'une timide éclaircie. En effet, la pluie s'était enfin arrêtée. Nous sommes restés cependant immobiles, espérant l'inespéré mais le ranger a finalement redémarré, nous laissant soupirer en chœur. Certes, nous pourrions raconter, à notre retour, que nous avions vu un lion mais le verbe "voir" aurait été bien présomptueux pour décrire ce moment pourtant déjà infiniment précieux.

J'en aurais pleuré et ce nouveau chapitre de l'encyclopédie intitulée "L'apprentissage de la frustration" me laissait un fort goût amer au fond de moi. J'ai contemplé sur mon écran d'appareil photo, désabusée, le seul et unique portrait tiré de ce prétentieux modèle et j'ai poussé une énorme plainte silencieuse. Le cliché était presque inexploitable car flou, la mise au point ayant été impossible à régler sur le faciès de ce félin goguenard bien caché au loin par les herbes. Mais je l'aurais juré en y regardant de plus près, sur la tête, entre les poils de Monseigneur, se dessinait subtilement un sourire moqueur. Nous avions dû en effet passer à ses yeux pour de sacrés rigolos, à tenter de faire la photo du siècle et en la ratant, tout simplement. 

Mes compagnons d'infortune tiraient des gueules dont je ne pouvais que deviner la signification. On avait vécu un beau moment mais cela ne suffisait pas. Nous aurions souhaité serrer la patte du monarque, lui caresser le menton en attendant qu'il ronronne et lui déclarer que nous étions enchantés de faire enfin sa connaissance, après n'avoir fait que le contempler pendant des années dans des reportages animaliers pour occuper des dimanches maussades.

Notre chauffeur, indifférent à notre abattement à peine déguisé, est reparti à l'aventure. Il y aurait bien à admirer un autre éléphant un peu plus loin, une hyène espiègle, Sophie la girafe ou des énergumènes zébrés paissant tranquillement. Mais l'heure tournait et nous sommes ensuite revenus sur notre route afin d'emprunter une autre piste pleine de nouveau mystère. Et là, contre toute attente, il était là, couché nonchalamment au milieu du chemin, ravi de sa bonne blague faite aux hommes blancs. 

Trônant en effet à quelques mètres de notre véhicule, altier, sachant pertinemment que c'était lui le roi des animaux qui allait décider des modalités de la séance photo, il s'était installé confortablement, tel un gros chat allongé sur un canapé. Dans le groupe, les chuchotements sont devenus à peine audibles. Puis, passé la surprise et l'émotion, il a fallu rapidement prouver que nous étions les meilleurs photographes animaliers que la terre n'ait jamais portés. Et dans cette parenthèse spatio-temporelle, un face-à-face incroyable s'est installé, teinté d'émerveillement. Je voyais dans ses yeux qu'il me reconnaissait ("c'est elle, c'est Dédé du blog Impermanence!") et de mon côté, j'avais l'émotion au bord de yeux, ce qui n'était pas simple pour bien effectuer la mise au point sur sa face extraordinaire. C'était sans doute un vieux lion, avec une crinière très foncée à certains endroits, conscient de sa valeur mais repu car nous ne semblions pas représenter un plat de choix pour lui. Même si nous étions devenus depuis quelques jours des mangeurs de phacochères et de crocodiles, notre chair n'avait en effet pas l'air d'être digne d'intérêt et devait manquer de fumet. Sans doute qu'un pauvre impala avait dû lui servir de petit-déjeuner un peu plus tôt dans la matinée et il n'avait plus faim. 

Après de longues minutes, certainement un peu lassé par nos gueules ébahies, il s'est dit que nous en avions eu pour notre argent et que la séance photo était terminée. Mais avant de quitter la piste et de retourner dans un endroit plus tranquille pour sa digestion, il s'est encore vautré sur le dos, cabotin, les pattes en l'air, soucieux de nous montrer sa corpulence et son anatomie entière, conscient de ses atouts masculins et sachant pertinemment qu'il ne pouvait que rendre jaloux les mâles de notre groupe. Puis il s'est relevé, sans se presser et de sa démarche chaloupée, sans un bruit, il s'en est retourné tranquillement à son livre de la jungle. 

Nous retenions encore notre souffle alors qu'il avait presque disparu et quand le ranger a remis le moteur en marche, nous avons eu comme l'impression d'avoir rêvé.

Nous étions incontestablement les rois de l'affût car nous l'avions enfin trouvé. Et dans cet orgueil démesuré qui remplissait à cet instant nos cœurs et nos âmes, nous ne nous sommes nullement dit que c'était sans aucun doute lui qui nous avait repérés en premier et non l'inverse et que ce jeu de cache-cache, c'était bien lui qui en avait dicté les règles.  

La morale de cette histoire, c'est que la patience est la mère des vertus et ce coquin de gros poilu s'était fait un malin plaisir de nous le rappeler en jouant avec nos nerfs. Il fallait simplement être immensément reconnaissants d'avoir rencontré, une fois, sa Majesté le Roi Lion. 

 

P.S. La première image a été retravaillée en post-traitement. Le post-traitement fait partie intégrante de la pratique photographique lorsque l'on photographie en format raw (image brute) et il permet au photographe d'apporter une vision personnelle à l'image qu'il a faite. Pour ce portrait "low-key" (image qui contient principalement des tons et des couleurs sombres), j'ai voulu montrer la magnificence de l'animal et son port de tête altier et donner quelque peu l'impression d'une photo studio vu l'attitude du lion qui posait nonchalamment. 

En-dessous, Monsieur s'en va tranquillement. 



Dédé © Mars 2023

vendredi 24 février 2023

Le voyage

Vue depuis la montagne de la Table, Cap Town, Afrique du Sud


Cliquez pour l'animation musicale (indispensable pour se mettre dans l'ambiance, vidéo tirée du net)

Parfois, on aimerait décrire toute les beautés qu'on a rencontrées pour repartir à nouveau en voyage et replonger dans les beaux souvenirs. Et puis on se rend compte que même avec des mots cérémonieux, des qualificatifs triés sur le volet, rien ne peut égaler en mots ce qui s'est présenté sous nos yeux. Alors on se tait, puis on balbutie et on tente de dire et de redire. On esquisse des phrases, qu'on efface ensuite et qu'on reprend à plusieurs reprises car elles ne rendent pas suffisamment hommage aux pays traversés. Et puis on se dit que quand même, il y aura bien une trace d'émerveillement qui jaillira au travers des lignes et qu'on pourra transmettre plus loin, telle une poussière de savane et de désert.

Je ne sais pas si j'ai traversé l'Afrique ou si c'est elle qui m'a traversée, de fond en comble. Je ne le saurai peut-être jamais clairement mais reste tapie dans le cœur une émotion de voyage et de découvertes rarement égalée jusque-là. 

Dans la péninsule du Cap, entre l'océan Indien et l'océan Atlantique, les fiers vignobles, les plages infinies de sable fin, les chênes et les eucalyptus majestueux, les jardins tropicaux et les colonies de babouins et de manchots ont créé un ensemble éclectique de paysages et de senteurs multiples. Au cap de Bonne Espérance, synonyme de bout du monde et de navigation périlleuse pour les marins, le fracas de l'océan mêlé à un vent tempétueux nous ont happés dans un spectacle époustouflant, presque apocalyptique. Du haut de la montagne de la Table, c'était presque comme sur un sommet des Alpes maritimes avec des brumes vaporeuses et une vue à couper le souffle sur les flots altiers tout en bas. Dans la ville du Cap, les townships si pauvres mais si vivants côtoyaient un centre-ville presque européen, aux adresses gourmandes, aux musées passionnants, créant un foisonnement culturel étonnant et rafraîchissant. Plus au Nord-Est, les rivières foisonnaient de vie et les hippopotames, faisant semblant de dormir, presque totalement immergés dans l'eau, surveillaient pourtant sans relâche des crocodiles restés bien timides face à notre embarcation. Dans les immenses réserves, les animaux, en confiance et protégés, déambulaient au milieu des hautes herbes ravivées par la saison des pluies. Le Roi Lion, que l'on n'attendait plus vu le déluge tropical, nous avait tout de même gratifiés, après un jeu de cache-cache passionnant, de sa formidable présence sous nos yeux ébahis. Dans la savane et le bush, les éléphants, les girafes, les singes et les impalas nous ont fait rêver, comme dans nos songes enfantins les plus fous. Ainsi, le temps d'un safari pour découvrir les "Big Five", nous étions devenus des explorateurs, spécialistes invétérés de l'affût, poussant notre ranger un peu distrait à revenir sur les pistes ensablées et embourbées par des pluies torrentielles afin de clamer à ces animaux toute notre révérence face à cette si belle nature. Et encore aujourd'hui, je crois entendre la démarche chaloupée de Janet et Jock, ces éléphants formidables que j'ai eu l'immense privilège de cajoler.

Un peu plus loin, dans un village typique, un groupe de chanteurs et danseurs nous ont ravis par leurs chants engagés où s'engouffraient l'espoir et l'Amour d'une terre longtemps balayée par des conflits sanglants entre Blancs et Noirs. En les regardant et en les écoutant, c'était comme si toutes ces souffrances étaient balayées par leurs mélopées puissantes, enfin et pour toujours. 

Le passage de la frontière pour arriver dans le territoire d'un roi épris de pouvoir a pris des allures de folles aventures avec des tampons innombrables sur nos documents de voyage et un contrôle minutieux de notre faciès d'étranger. Et dans ce territoire de l'Eswatini, on a presque eu l'impression d'être en Suisse avec ces petites montagnes verdoyantes où paissaient vaches et moutons. Les villages traversés montraient une vie paisible, animés par des nuées d'écoliers en uniforme qui égayaient de leurs rires les pistes poussiéreuses.

Le clou du voyage, longtemps rêvé, ce fut ces chutes du Zambèze (Victoria Falls) au Zimbabwe, spectacle inoubliable et grandissime où l'homme voyageur marche dans les pas de David Livingstone. Trempés par les vapeurs d'eau impressionnantes, nous étions pourtant ravis d'un tel spectacle qui rend l'humanité toute petite face à la grandiloquence de la nature. Il n'y avait rien à dire de plus si ce n'est prendre conscience que nous ne sommes pas grand-chose face à une telle sauvagerie des flots, baignés dans la douce lumière des arcs-en-ciel. 

Si vous n'étiez pas carnivore, vous auriez été très malheureux car koudous, zèbres, crocodiles et phacochères ont peuplé nos assiettes et dérangé quelque peu notre pauvre estomac peu habitué à une telle abondance de viandes de toutes sortes. La fondue chinoise de nos fêtes de fin d'année aurait fait bien piètre figure face à ces gigantesques brochettes dégoulinantes de jus de viande. Et si vous n'aimiez pas l'aventure, le coup de la panne et d'une attente de plus de deux heures sous une pluie battante et à la merci des serpents pour voir enfin arriver le véhicule sauveur, vous aurait achevés lentement mais sûrement. 

Ces paysages magnifiques, ces fiers animaux rencontrés dans la savane, ces vins étonnants, ces forêts luxuriantes, ces fleuves alanguis, ces montagnes rougeoyantes dans les rayons du soleil, ces pistes sans fin et ces routes jonchées de nid de poule menant à des lieux paradisiaques, ces sourires et cette gentillesse manifestée aux voyageurs étrangers, m'ont profondément émue et marquée. Mais ce qui m'a le plus ébranlée, c'est l'Histoire non pas de cette nation mais de tous les peuples qui l'ont façonnée tout au long des siècles: colons d'origine hollandaise, française ou anglaise, indiens, métis, peuplades noires. Chacune de ces entités possède sa propre identité historique et au fil de relations très complexes et très souvent tragiques entre elles, elles ont écrit une histoire tourmentée dont l'apogée, la politique de l'Apartheid, a meurtri pendant des décennies des hommes et des femmes qui voulaient simplement être reconnus dans leur humanité. A Pretoria, devant la colossale effigie de Mandela, bras ouverts pour accueillir tout homme, blanc ou noir mais surtout dans le musée de l'Apartheid, les émotions m'ont submergée. Cet homme, enfermé pendant vingt-sept longues années, n'a jamais cessé la lutte pour son peuple. A sa libération, il a su pourtant trouver les mots pour pacifier une nation à feu et à sang. Par son exemple, il a fait taire la violence et a imposé à tous les conditions d'une société multiraciale vivant en paix. Et la "Nation arc-en-ciel" que symbolise le drapeau de la nouvelle Afrique du Sud, est un bel idéal qui reste encore à consolider, voire à bâtir sur les décombres d'un passé tourmenté.

Un voyage, c'est toutes sortes de choses: la découverte de paysages, de cultures différentes, de nourriture inattendue. Un voyage, c'est partir de soi-même pour aller à la rencontre de l'autre, sans préjugé mais avec soif de connaissance et de reconnaissance. Un voyage ne serait pas vrai et profond si le voyageur oublie l'histoire du pays qu'il parcourt et reste prostré dans son attitude de consommateur. Ainsi, un voyage, ce n'est pas seulement admirer les beautés des pays traversés mais c'est aussi se confronter à ses réalités multiples et faire l'effort de les appréhender dans toutes leurs dimensions. La découverte des townships à Johannesburg, notamment Soweto qui incarne à lui seul la lutte sanglante contre l'Apartheid, a été de ce fait très confrontante. Mais les sourires et la gentillesse de ses habitants ont effacé quelque peu la misère terrible qui y règne.

Oui, après l'écriture de ces lignes, je sais maintenant que ce bout d'Afrique m'a transportée et qu'il m'a traversée, de part en part, laissant en moi une immense émotion car au-delà des pages très sombres de leur Histoire, ces hommes et ces femmes rencontrées ici et là sont les successeurs de Mandela et de sa soif de paix et de réconciliation. Ainsi, malgré les guerres qui subsistent dans notre monde, émergent parfois de grands hommes qui marquent profondément l'humanité et qui nous aident à garder espoir en un monde meilleur.

Depuis quelques jours, quand je m'endors dans mes Alpes, je crois entendre le barrissement d'un éléphant et le rugissement d'un lion cabotin. Et ce matin, dans la neige fondante, j'ai même vu des empreintes d'éléphants.

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"Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu'il se suffit à lui-même. On croit qu'on va faire un voyage, mais bientôt c'est le voyage qui vous fait, ou vous défait". (Bouvier Nicolas, L'usage du monde, 1963). 

 

Chutes du Zambèze (Victoria Falls), Zimbabwe
 

Dédé © Février 2023