vendredi 24 février 2017

Conte glacé




« Il est midi. Les cloches du village dans le lointain ont sonné, leur chant cristallin assourdi par cette blancheur qui envahit tout. La neige devient légèrement bleue sous l’éclaircie qui découvre les crêtes. Et le silence retombe brusquement, à peine perturbé par le bruit de ses pas crissant sur ce tapis glacé. 

Ce jour-là, il n’y a pas dans l’air cette douceur qui sent parfois le bois. La neige s’accroche de toutes ses forces aux branches des sapins et des mélèzes, les enserrant de ses doigts gourds et leur donnant des formes décharnées hurlant dans le milieu du jour. 

Dans cette montée du froid qui étreint son cœur, elle tente maladroitement de tenir debout alors que le chemin est presque verglacé. Sous l’effort que demande cette fuite éperdue dans la neige, son esprit découvre alors avec stupeur l’étendue de la terre et l’immensité du ciel qui déborde. 

Elle s’arrête brusquement, le souffle court et les membres engourdis. Elle sait confusément que si elle reprend sa route, elle sera définitivement perdue aux hommes. Le monde frissonnant est bien trop vaste en ce jour. 

A côté du sentier s’écoule un ruisseau impatient de descendre plus bas dans la vallée et de se réchauffer aux rayons du pâle soleil. Elle ne lui jette qu’un regard vide, préférant voir au loin, vers ce col qui mène aux confins du monde, là où aucun des villageois ne s’est encore aventuré.

Puis, dans un murmure de voix blanches, elle plonge son âme dans celle de la terre, afin de sonder son humeur. Ses pieds sentent battre le cœur de la vieille dame et captent son irrésistible envie de printemps. Mais cette sensation de chaleur, remontant jusqu’à son cœur, est brusquement balayée par le souffle de l’hiver, descendant en cascades des sommets environnants, martelant comme un grand fou ce monde trop impatient de revoir les fleurs et l’herbe verte. 

Elle reprend alors sa course sur cette route ensevelie, immaculée et vierge de tous pas.
Enlacée par cette froidure implacable, son souffle jaillit par volutes de sa bouche, jusqu’à former un manteau de dentelles blanches s’enroulant autour des troncs des arbres nus. 

L’esprit aiguisé, elle sait alors qu’elle doit partir et quitter ce monde trop orgueilleux pour comprendre sa souffrance. Il est temps d’abandonner les hommes et les chalets de bois de son enfance. Car plus rien n’a de sens depuis qu’il est parti. Elle est seule, définitivement. 

Le village entier avait scruté sans concession cet homme venu de nulle part, lui inventant un sombre passé et un avenir incertain, le rejetant hors des cercles familiers. Mais elle, elle l’avait accueilli avec chaleur dans ce présent sans fin, lui confiant les clés de son paradis et de ses rêves les plus secrets. Il l’avait réchauffée alors le soir venu avec ivresse et désespoir car il savait au plus profond de lui-même que sa route ne s’arrêterait pas là, à l’ombre de ces fières montagnes. Son destin était ailleurs.

Quand il n’a pas reparu, un soir, puis un autre, elle a attendu des heures, sous la lune attendrie et les étoiles émues. Et les larmes ont fini par la rendre vieille avant l’heure, creusant des sillons profonds sur ses joues auparavant si pures. Un matin, le miroir lui a rendu son image, celle d’une amante perdue, ravagée par l’absence de l’être aimé. 

Aujourd’hui, elle court puis trébuche et se relève dans cette immensité glacée. Petit à petit, elle se rapproche de la paroi de neige qui conduit vers l’inconnu. Gravissant avec l’énergie du désespoir les flancs abruptes de la pente, s’écorchant les mains sur les rochers saillants, elle n’entend que les battements précipités de son cœur alors que la montagne s’ébroue avec fureur. On ne s’attaque pas à ses flancs ainsi et elle décide de punir l’imprudente qui s’y aventure. 

En voyant cette vague blanche envahir le fond de la vallée en quelques secondes, les villageois se sont sentis minuscules face à ces roulements furieux, comme ceux du tonnerre lors des orages d’été. Et après cette déferlante, un silence prodigieux monte dans toute la vallée, comme après une guerre au corps à corps. Puis, les gens sortent sur le pas des portes, regardant avec stupeur cette plaie béante qui s’ouvre vers le col, comme une tranchée meurtrière. 

Elle n’a jamais reparu au village. Seul le curé a compris ce qui s’était passé, lui qui l’avait vue partir au matin vers les abîmes de son destin. Il a prié longuement pour le repos de son âme et pour les villageois bornés. Et depuis, tous les printemps, il fait fleurir sur un tertre une rose rouge, celle de la passion. » 

Je me réveille en sursaut, le vent secouant avec force la charpente de la vieille maison de bois. Le souffle court, je reprends alors lentement mes esprits, m’ébrouant comme si je sortais d’une bourrasque blanche. Puis, je me lève et à travers la fenêtre, je contemple longuement la nuit profonde.
Il neige. 
L’hiver n’a pas dit son dernier mot. 





Dédé © Février 2017

vendredi 17 février 2017

Oasis de paix





La semaine, quand je me noie dans la grisaille urbaine, je rêve de montagnes acérées et de rayons de soleil éclatants. Je ne suis pas une femme de la ville et entre ses bâtiments gris, j’éprouve rapidement une sensation d’étouffement. En effet, dans mon cœur résonne sans cesse l’appel des sommets et des grands espaces dans lesquels je peux me reconnecter à mes émotions. 

Ce jour-là, tu m’emmènes vers une charmante bourgade, s’étirant langoureusement sous le soleil de février. Accroché aux flancs sud du Val d’Anniviers, Chandolin est un des plus hauts villages d’Europe habité toute l’année. Etre terre et ciel, maculé de blanc par la neige tombée en début de semaine, il semble presque oublié des hommes. 

Avec émotion et un ravissement enfantin, je m’élance à travers les ruelles du hameau qui a su garder tout son attrait et ses traditions. L’église trône au centre et la flèche de son clocher s’élance joyeusement vers le ciel, fière de surplomber la vallée. Tout autour s’étalent les petits chalets et mazots, tournés au sud afin de profiter pleinement d’un ensoleillement exceptionnel. 

La magie des sommets qui veillent sur toute la vallée me laisse sans voix. Le Cervin se présente sous un angle différent de celui que tout le monde connaît mais il n’en reste pas moins altier. A sa droite, la Dent Blanche et sa pointe effilée transperce les nuages. De l’autre côté du cirque, on devine la tête du Weisshorn, jouant au timide face au petit village. Le panorama sur les quatre mille mètres est grandiose.

Il est midi. Une cloche se charge de l’annoncer, se balançant avec grâce dans la tour. Après cette sonnerie, on entend un petit enfant pleurer derrière une lourde porte en bois. Il ne sait sans doute pas encore qu’il est né dans un paradis unique. Jaillit ensuite le pépiement gracieux des mésanges qui, heureuses d’étirer leurs plumes au soleil, me content que l’hiver est presque agréable aujourd’hui sous l’astre généreux. Des glaçons étincelants s’accrochent de toute leur force aux branches des sapins chargés de pives, inquiets des assauts du soleil qui finira, tôt ou tard, par les vaincre de sa chaude caresse. J’aime cette tranquillité toute montagnarde aux confins des arolles et des mélèzes. 

Un jour, Maman, regardant les photos accumulées durant mes voyages, m’a dit ceci : « Tu es comme ton Père, il te faut toujours grimper sur les montagnes ».

Elle a raison. Je pense que c’est grâce à lui que j’aime ce pays si fier mais si rugueux. Petite, je courais avec lui par monts et par vaux et dans le silence qu’il m’imposait, j’ai appris à apprécier le mystère prestigieux des contrées alpines.

Aujourd’hui, l’ensemble des petites maisons de bois et cette sensation de liberté m’émeuvent profondément. Je crois d’ailleurs que je ne pourrai pas vivre ailleurs qu’à l’ombre d’une montagne. Le plat pays n’est pas le mien. 

Ella Maillart cherchait aussi, bien des années auparavant, la neige et les montagnes, elle qui est venue construire son chalet Atchala à Chandolin afin de se ressourcer entre deux voyages et d’y finir sa vie.  

Navigatrice, exploratrice, journaliste, elle a sillonné des années durant des pays lointains : Inde, Afghanistan, Iran, Turquie mais aussi Ouzbékistan, Kirghizstan, Kazakhstan jusqu’au Tibet. Non conformiste, libre, indépendante, elle a ouvert une des nombreuses voies du voyage au long cours. Et pourtant, c’est dans ce minuscule village que cette grande dame, amoureuse de la vie et des autres, a déposé ses valises et son Leica, au milieu des sommets qu’elle admirait tant et qu’elle adorait dévaler à skis. 

De la fenêtre de son chalet, elle embrassait du regard un cirque de pics majestueux et en rêvant face au Cervin, elle revoyait peut-être le Cachemire sur l'autre versant du monde et les cols muletiers du Pamir et du Karakoram.

Ella Maillart s’est réfugiée dans ces montagnes valaisannes pour fuir les « enclos d'argile » que sont les villes. Attachée à la beauté naturelle des sommets, elle n’a cependant pas oublié les cimes immatérielles de la quête spirituelle et de la connaissance de soi. 

Exploratrice infatigable, les voyages lui ont offert une résolution cathartique : la meilleure connaissance de soi passe ainsi par la connaissance de l’Autre et du Monde. Partir au loin, c’est donc aussi partir à sa propre recherche et faire tomber les barrières qui nous entravent au plus profond de nous-mêmes.

En refermant la porte du musée qui lui est dédié à Chandolin, les gazouillis des oiseaux ont retenti, promesse d’un printemps qui arrivera bientôt. J’ai souri à la vie parce que tu sais me conduire là où mon cœur frétille de bonheur. Le temps de cette visite, j’ai eu l’impression d’être une grande voyageuse dans les pas d’Ella Maillart et de parcourir les plus beaux chemins de l’humanité.

Dans ce tout petit village accroché à la pente, une oasis de paix m'a emportée à l’écart de la course effrénée de notre société et bien loin de la ville. Et la mésange s’élançant vers le ciel m’a chanté : « N’oublie jamais que la nature doit être protégée et les hommes respectés, et sois heureuse, où que tu sois. »








Dédé © Février 2017

vendredi 10 février 2017

La terre en hiver

 Quelque part sur la terre en hiver



Au début, ce sont de gros nuages sombres qui gambadent dans le ciel, jouant à cache-cache avec un soleil timide. Puis, l’un d’eux décide alors de se délester de son eau et ses camarades, prenant exemple sur lui, font de même dans un grondement furieux. La terre reçoit alors les premières gouttes d’une pluie d’hiver, glaciale, transperçant tout et faisant greloter ceux qui s’aventurent à l’extérieur. 

Dans la forêt, les arbres détrempés se recroquevillent et attendent patiemment que l’eau cesse sa petite valse. Ils sont habitués aux sautes d’humeur du ciel et deviennent philosophes avec le temps, surtout les plus anciens. Mais c’est sans compter avec la Dame Blanche qui, s’étant absentée quelques semaines, décide son retour sur la terre afin de la recouvrir de son manteau soyeux. Les gouttes d’eau se transforment alors en flocons joyeux virevoltant dans les airs. En quelques heures, la forêt se recouvre d’une délicate dentelle qui lui donne un air de mariée. 

Tout est silence. Même les oiseaux se sont tus, eux qui croyaient, quelques jours auparavant, que le chaud soleil ramènerait bientôt le printemps. Ils se cachent maintenant dans les aspérités des arbres et lissent leurs plumes en attendant la fin de l’averse neigeuse. Ils reprendront plus tard la chorale de leurs pépiements.

En ce début de février, l’hiver règne encore en maître.

Alors que mes pas me conduisent sur le petit chemin, j’entends soupirer un vieux tronc.  Il craque sous son écorce et s’ébroue lentement. Il vient de comprendre que l’hiver n’a pas dit son dernier mot et que le temps où la sève réveillera sa vigueur d’antan n’est pas encore venu. 

Je glisse sur les cailloux qui émergent à peine sur le sentier, respirant à plein poumons ce froid vivifiant. Il est loin le temps où je filais sur la luge, accrochée au dos de mon grand frère qui manœuvrait l’engin avec dextérité. Ces tendres années se sont envolées à jamais mais les flocons qui recouvrent mon visage sont sans doute les arrières petits-enfants de ceux qui jadis, me faisaient rire aux éclats dans la forêt magique. 

Bientôt le monde entier disparaîtra derrière ce rideau floconneux. Et soudain, je me souviens, petite fille, d’avoir regardé à genoux par la fenêtre les premiers flocons de l’hiver tourbillonner sous les réverbères. C’était le temps de l’enfance innocente qui permettait de croire encore aux rêves les plus fous. 

Avant de me perdre dans les souvenirs de ce passé qui n’existe plus, je chasse cette nostalgie qui voile peu à peu mon cœur et je reviens sur mes pas pour franchir le seuil de ton foyer. 

Heureusement, ton brasier, mon amour, me réchauffera encore dans ce long hiver. Et je sais qu’entre tes bras, le printemps fleurira sans fin. 







Dédé © Février 2017