« Il est
midi. Les cloches du village dans le lointain ont sonné, leur chant cristallin assourdi
par cette blancheur qui envahit tout. La neige devient légèrement bleue sous
l’éclaircie qui découvre les crêtes. Et le silence retombe brusquement, à peine
perturbé par le bruit de ses pas crissant sur ce tapis glacé.
Ce jour-là,
il n’y a pas dans l’air cette douceur qui sent parfois le bois. La neige s’accroche
de toutes ses forces aux branches des sapins et des mélèzes, les enserrant de
ses doigts gourds et leur donnant des formes décharnées hurlant dans le milieu
du jour.
Dans cette
montée du froid qui étreint son cœur, elle tente maladroitement de tenir debout
alors que le chemin est presque verglacé. Sous l’effort que demande cette fuite
éperdue dans la neige, son esprit découvre alors avec stupeur l’étendue de la
terre et l’immensité du ciel qui déborde.
Elle s’arrête
brusquement, le souffle court et les membres engourdis. Elle sait confusément
que si elle reprend sa route, elle sera définitivement perdue aux hommes. Le
monde frissonnant est bien trop vaste en ce jour.
A côté du
sentier s’écoule un ruisseau impatient de descendre plus bas dans la vallée et
de se réchauffer aux rayons du pâle soleil. Elle ne lui jette qu’un regard vide,
préférant voir au loin, vers ce col qui mène aux confins du monde, là où aucun
des villageois ne s’est encore aventuré.
Puis, dans
un murmure de voix blanches, elle plonge son âme dans celle de la terre, afin
de sonder son humeur. Ses pieds sentent battre le cœur de la vieille dame et captent
son irrésistible envie de printemps. Mais cette sensation de chaleur, remontant
jusqu’à son cœur, est brusquement balayée par le souffle de l’hiver, descendant
en cascades des sommets environnants, martelant comme un grand fou ce monde
trop impatient de revoir les fleurs et l’herbe verte.
Elle reprend
alors sa course sur cette route ensevelie, immaculée et vierge de tous pas.
Enlacée par cette froidure implacable, son souffle jaillit par volutes de sa bouche, jusqu’à former un manteau de dentelles blanches s’enroulant autour des troncs des arbres nus.
Enlacée par cette froidure implacable, son souffle jaillit par volutes de sa bouche, jusqu’à former un manteau de dentelles blanches s’enroulant autour des troncs des arbres nus.
L’esprit
aiguisé, elle sait alors qu’elle doit partir et quitter ce monde trop
orgueilleux pour comprendre sa souffrance. Il est temps d’abandonner les hommes
et les chalets de bois de son enfance. Car plus rien n’a de sens depuis qu’il est
parti. Elle est seule, définitivement.
Le village
entier avait scruté sans concession cet homme venu de nulle part, lui inventant
un sombre passé et un avenir incertain, le rejetant hors des cercles familiers.
Mais elle, elle l’avait accueilli avec chaleur dans ce présent sans fin, lui
confiant les clés de son paradis et de ses rêves les plus secrets. Il l’avait
réchauffée alors le soir venu avec ivresse et désespoir car il savait au plus
profond de lui-même que sa route ne s’arrêterait pas là, à l’ombre de ces
fières montagnes. Son destin était ailleurs.
Quand il n’a
pas reparu, un soir, puis un autre, elle a attendu des heures, sous la lune
attendrie et les étoiles émues. Et les larmes ont fini par la rendre vieille
avant l’heure, creusant des sillons profonds sur ses joues auparavant si pures.
Un matin, le miroir lui a rendu son image, celle d’une amante perdue, ravagée
par l’absence de l’être aimé.
Aujourd’hui,
elle court puis trébuche et se relève dans cette immensité glacée. Petit à
petit, elle se rapproche de la paroi de neige qui conduit vers l’inconnu. Gravissant
avec l’énergie du désespoir les flancs abruptes de la pente, s’écorchant les
mains sur les rochers saillants, elle n’entend que les battements précipités de
son cœur alors que la montagne s’ébroue avec fureur. On ne s’attaque pas à ses
flancs ainsi et elle décide de punir l’imprudente qui s’y aventure.
En voyant
cette vague blanche envahir le fond de la vallée en quelques secondes, les
villageois se sont sentis minuscules face à ces roulements furieux, comme ceux
du tonnerre lors des orages d’été. Et après cette déferlante, un silence
prodigieux monte dans toute la vallée, comme après une guerre au corps à corps.
Puis, les gens sortent sur le pas des portes, regardant avec stupeur cette
plaie béante qui s’ouvre vers le col, comme une tranchée meurtrière.
Elle n’a
jamais reparu au village. Seul le curé a compris ce qui s’était passé, lui qui
l’avait vue partir au matin vers les abîmes de son destin. Il a prié longuement
pour le repos de son âme et pour les villageois bornés. Et depuis, tous les
printemps, il fait fleurir sur un tertre une rose rouge, celle de la
passion. »
Je me réveille en sursaut, le vent secouant avec
force la charpente de la vieille maison de bois. Le souffle court, je reprends
alors lentement mes esprits, m’ébrouant comme si je sortais d’une bourrasque
blanche. Puis, je me lève et à travers la fenêtre, je contemple longuement la
nuit profonde.
Il neige.
L’hiver n’a pas dit son dernier mot.
Dédé © Février 2017