vendredi 6 juin 2025

La grande peur dans la montagne



Préambule: Ce texte est émaillé d'expressions typiques du vocabulaire valaisan - valaisan francophone je précise car le haut-valaisan, c'est incompréhensible. Pour la signification des expressions, regardez le lexique en fin de texte.

Cliquez aussi sur les liens, écoutez la chanson. C'est un tout. 


******La grande peur dans la montagne. C'est le titre d'un livre de Charles-Ferdinand Ramuz, paru en 1926. Mais ce jour-là, mercredi 28 mai 2025, la peur s'est à nouveau invitée. À 15h25. De manière terrible et particulièrement traumatisante. 

Auparavant, tout semblait figé, comme si la montagne retenait son souffle. D'abord une fissure. Minuscule, insignifiante. Puis un grondement, sourd, montant du cœur de la roche. Enfin, l’effondrement. Brutal. Irréversible. La montagne s'est écroulée, puis le glacier et un amas de pierre et de glace a dévalé la pente pour recouvrir les habitations en contrebas. 

-"Le glacier, il est parti à botson!

- "Quoi? Ça va l'chalet ou quoi? T'as choppé la foudre ou bien?!"

- "Mais si, tu vois comment!"

- "T'avais où les vaches ??"

- "Parties l'autre jour, héliportées grâce à Air Glacier! Mais t'as vu en haut-dessus? pis en bas-dessous??"

- "Tcheuuuuuu...!"

Stupeur...puis silence assourdissant. 

Le glacier de Birch. Birch? Pas un prénom! Un tas de glace et de cailloux! Mais en-dessous du Birch et de son petit nom graveleux, il y avait Blatten. Un village croquignolet, fier de ses traditions, accroché à son fond de vallée, une carte postale, connue dans le monde entier pour ses Tschäggättä, créatures effrayantes du Carnaval. Mais aujourd'hui Blatten n'est plus, rayé de la carte. Une seule victime toutefois. Les autorités avaient décidé d'évacuer les habitants et tous les animaux depuis plusieurs jours déjà. On ne peut que féliciter le sang-froid du géologue cantonal et de toute son équipe. Sans leur expertise, la catastrophe aurait été encore bien pire. 

La montagne, en Valais, on la respire, on la vénère, on vit avec. Les vaches aussi. En face, à côté, dessous, dessus. Elle dicte la météo, elle façonne les villages, elle décide de ce qu’on peut ou ne peut pas faire. Ici, elle n'est pas qu'un simple décor pour les skieurs ou les randonneurs du dimanche. Elle impose son rythme, elle donne le ton, elle prend parfois, sans prévenir. La montagne, en Valais, on ne la contemple pas seulement, elle passe à travers nous. Dès le printemps revenu, tout bon Valaisan chausse ses godillots et va marcher le long des bisses, grimper sur des talus, voir la plaine du Rhône depuis en haut et se dire avec une fierté non dissimulée et avec un accent à couper au couteau: "le Valais, de Djeu, c'est beau. C'est l'plus beau canton, y en n'a pas comme nous". En hiver, le même gaillard chausse les planches et file le long des pistes, transi de froid  au sommet ("Tcheu, la cramine!") puis réchauffé devant la raclette et le coup de blanc quelques centaines de mètres plus bas. D'ailleurs, il y en a qui prennent "de ces toquées de douze" après la journée de ski et se retrouvent "en bas les tzasses au carnotzet à 6 heures du mat". 

Mais le lendemain du 28 mai, on s'est levé avec la gueule de bois sans même avoir descendu un seul coup de Fendant, les feuilles en bas. Sidéré, hébété, muet devant l'inimaginable. Blatten, disparu, devenu pourtant le centre du Valais en quelques jours, en quelques heures, en quelques infinitésimales secondes. Et devant les images effarantes, repassées en boucle sur tous les médias, on a chialé intérieurement, certains laissant même échapper quelques larmes même si on est des "vrais, pas des lopettes, de Djeu!" 

La séquence avec cet énorme nuage de poussière envahissant même l'autre versant de la vallée, "ença, enlà, outre-ença", je l'ai regardée. Encore et encore. Mille fois. Le coeur trituré, me souvenant de cette vallée riante dans laquelle j'avais acheté mon masque du Löschental, celui qui me regarde avec sa gueule de travers accroché maintenant au-dessus des escaliers. Maintenant, la balafre dans la pente et dans le fond du val est là, terrible, sans pardon. 

Ces montagnes valaisannes, je les ai aimées, depuis toute petite, clopin-clopant derrière mon père et ses longues enjambées trop rapides pour mes petites pattes. Mais jeudi dernier, j'ai regardé tous les sommets environnants avec d'autres yeux, un mélange de peur et de colère sourde. 

D'ailleurs, les 4000 mètres du Val d'Anniviers, ne vont-ils pas un jour s'effronder et dévaler la "dérupe" à Zinal? Et les Dents-du-Midi, ne vont-elles pas tomber sur le clocher de Rémy et de Dédé? Et l'Aiguille de la Tsa, obélisque suspendu, dégringoler dans un petit nuage de poussière sur les cornes d'une vache d'Hérens? Et puis ce Cervin, cet olibrius de Toblerone, ce pic, ce machin glorieux que tout le monde connaît, quand va-t-il déguiller et nous rejouer la grande peur dans la montagne? Mercredi, avant l'énorme chambardement, je trouvais ces sommets majestueux. Hier encore, ils inspiraient le respect. Aujourd’hui, ils ne sont plus magiques. Juste menaçants. Immenses. Prêts à engloutir. Traîtres. Comme ces vieilles connaissances que vous croyiez connaître et qui tout d'un coup, vous font un sale coup par derrière. 

Aujourd'hui, les habitants de Blatten sont dévastés et les Valaisans meurtris. Permafrost, érosion, réchauffement climatique, laves torentielles, ("de bleu, c'est quoi toute c'tte roille") les mots ne veulent pour l'heure pas dire grand-chose. Mais l'homme devra en tirer les leçons, tôt ou tard. Pour l'heure, on ne peut que rester immobiles, devant ce qu'il reste. Il faut laisser résonner ce silence de désolation. 

L'histoire est amère, cruelle, terrible. La montagne, elle est méchante. Pourtant, samedi 30 mai, j'y suis retournée, j'ai remonté à pied une partie du Val d'Hérens (quelques vallées plus loin que Blatten) pour contempler le Mont Collon (photo de ce billet) et malgré tout, malgré ses glaces suspendues, malgré ses couloirs à avalanches, je l'ai trouvé beau, presque trop. Salaud!

La montagne peut trahir. La montagne peut tout prendre. Les maisons, les souvenirs, les certitudes, les hommes aussi. Elle peut frapper sans prévenir, sans remords. Ici mais aussi ailleurs. Hommes de peu de foi, vous en êtes avertis.

Aujourd’hui, nous sommes Blatten. Et Blatten ne s’effacera jamais même si on ne voit plus son clocher. Me reviennent alors en tête ces paroles de "Le Vieux Chalet" de l'Abbé Bovet, qui résonnent étrangement dans cette nature dévastée: 

 

"Là-haut sur la montagne l'était un vieux chaletMurs blancs toit de bardeauxDevant la porte un vieux bouleauLà-haut sur la montagne l'était un vieux chalet

Là-haut sur la montagne croula le vieux chaletLa neige et les rochersS'étaient unis pour l'arracherLà-haut sur la montagne croula le vieux chalet

Là-haut sur la montagne quand Jean vint au chaletPleura de tout son coeurSur les débris de son bonheurLà-haut sur la montagne quand Jean vint au chalet

Là-haut sur la montagne l'est un nouveau chaletCar Jean d'un coeur vaillantL'a reconstruit plus beau qu'avantLà-haut sur la montagne l'est un nouveau chalet"


Ben oui, comme le Jean de la chanson, on va quand même pas se laisser "mettre une dérouillée" par quelques tas de cailloux! "Ou bien?!"

"Blatten, Adjeu don!"******


P.S. Petit lexique des expressions utilisées: 

- Il est parti à botson  = il est tombé

- Ça va l'chalet ou quoi? = signification :  T’es fou ?  Le "ou quoi" (ou "ou bien") à la fin de la phrase est typique et intervient dans 90 % des constructions de phrases valaisanes pour demander l’avis de l’interlocuteur

en haut-dessus = locution pléonasmique utilisée pour souligner la hauteur, contrée par "en bas-dessous" qui renforce le contraste

- Tcheuuuuuu = abréviation familière du nom de Dieu, utilisée ici comme interjection pour marquer l’étonnement

- Tcheu, la cramine = expression qui traduit le froid intense

de ces toquées de douze = signifie boire beaucoup (avoir "bientôt un coup d’ivresse complet")

en bas les tzasses au carnotzet à 6 heures du mat = se référant au moment où, après une soirée arrosée, certains descendent "les pantalons" (c’est-à-dire se comportent de manière irrévérencieuse ou font les malins)

- ença, enlà, outre-ença = utilisé pour indiquer un lieu, soulignant de façon imagée l’étendue ou l’emplacement

- dérupe = terme désignant une pente abrupte

- roille = désigne une pluie soutenue, capable de déclencher des laves torentielles

mettre une dérouillée = donner une correction brutale et violente à quelqu'un

- Adjeu = salut

- don = n'est-ce-pas


Dédé@Juin 2025