vendredi 19 septembre 2025

D'archipel et d'intériorité (2)

 


Après le souffle retrouvé dans la ville, il ne s’agissait plus seulement de respirer : il fallait se laisser porter. Là où l’air ouvrait les poumons, l’eau dessinait les contours. Dans l’archipel de Stockholm, j’ai compris que l’apaisement ne se conquiert pas mais qu’il se traverse.

Tous ces bateaux qui venaient et repartaient des ports de la cité semblaient inviter au large, vers l’ailleurs, vers cet archipel dont chacun revenait transformé. Ce jardin d’écueils déployait une diversité naturelle infinie : on pouvait voguer entre les îlots couverts de végétation luxuriante, ou glisser le long des falaises nues, battues par les vents du large. Les 30'000 îles, rochers et pierres brisées, m’interpellaient comme des fragments d’un monde à déchiffrer. Il était temps de lever l’ancre et de partir aux confins des terres, là où l’eau devenait peu à peu promesse et l’horizon, appel.

Ainsi, après avoir quitté les rives de Stockholm, j’ai basculé dans un autre monde. Face aux éléments, je me suis retrouvée dans un espace où seules les terres émergées, posées ça et là comme les pièces d’un puzzle trop complexe à assembler, semblaient dessiner une géographie intime. Sur des eaux tranquilles, lentement, le bateau glissait sans volonté. Peu à peu, éparses, les confettis rocheux apparaissaient, couverts de forêts, ponctués de maisons de bois rouge ou de teintes pastel, comme des touches délicates sur une toile nordique.

Vaxholm : le calme apprivoisé

Après une heure de traversée, Vaxholm surgit, petite bourgade hors du temps, baignée d’une lumière d’abord grise, puis dorée. Les maisonnettes coquettes et les jardinets soignés composaient une harmonie discrète, fidèle au lagom, cet art suédois de vivre dans la juste mesure. Une légère déception m’effleura cependant : trop de maisons, trop de présence humaine. Je cherchais autre chose.

Alors j’ai marché. La forêt m’a accueillie comme elle le fait toujours, sans bruit, sans condition. Les pins m’ont embrassée, leurs branches s’entremêlant au-dessus de moi comme des bras bienveillants. Là, les corps ne s’opposaient pas à la nature : ils s’y fondaient. Chaque pas me rapprochait d’un silence habité, d’une familiarité douce. Ici, les arbres semblaient pousser à vue d’œil, et toucher le ciel sans effort. Tout près, la mer, se prélassait, comme une grande sœur qui abreuve, qui veille et qui murmure. Dans mes Alpes, l’eau ne borde pas les forêts ainsi et cette proximité m’a émue.

Effleurant les cimes, avec ce son si doux que je reconnais entre mille, le vent me parlait. Et moi, en suspension sur le sol spongieux, je l’écoutais. Ce parterre-là ne résistait pas : il épousait mes pas, comme s’il battait au rythme de mon cœur.

Mais confusément, je le pressentais : il me fallait plus encore, une solitude élargie, un lieu qui ne se partage pas. Être seule avec la nature, délivrée des murmures humains et des rumeurs de moteurs. Un lieu où la pulsation demeure continue, où le calme n’est plus parenthèse mais profondeur.

Grinda : refuge charnel et spirituel

À Grinda, autre île mystérieuse, l’immobilité sonore m’accueillit pleinement. Le silence vibrait de souffles, de craquements et de bruissements. La brise traversait les ramures tandis que le ressac chantait, et mes pas, eux, froissaient la mousse humide. Ce langage muet me toucha au plus profond : j’avais l’impression d’être seule sur une île déserte, exploratrice d’un monde perdu. Pourtant, ce n’était pas véritablement une retraite : le lieu semblait m’attendre, comme si nous nous étions espérés mutuellement. Ce fut un partage subtil, un va-et-vient amoureux mêlant sucs et présences invisibles. Charnelle et spirituelle à la fois, la rencontre se noua.

Dans la forêt, mon cheminement a trouvé son rythme alors que les vagues butaient tranquillement contre les falaises. Le liquide et le solide ne faisaient presque qu’un et moi, entre les deux, je glissais. M’entourant, les pins chantaient dans le vent du large pendant que des fleurs mauves ponctuaient le tapis végétal comme des éclats d’un éternel été. Au loin, les voiles de navires inconnus passaient lentement, comme autant de promesses de voyages et d’infini.

Le promontoire, escarpé et fuyant, se dérobait sous mes pas, réclamant une écoute attentive et une révérence silencieuse. Le sol, humide, semblait garder le secret du lieu, testant discrètement ma volonté. Puis, sans prévenir, l’ouverture sur la mer apparut, telle une clairière suspendue au-dessus du monde. En surplomb, je restai cachée, presque invisible. Les îles alentour, disposées sans logique apparente, flottaient dans une harmonie que seule la nature sait composer, une géométrie libre, intuitive, offerte.

Au-dessus de ce spectacle s’étendait un ciel gris, chargé d’une densité douce, presque tactile. Drapant le paysage d’une étoffe silencieuse, il ajoutait à la fois à sa beauté sauvage et à l’intimité féconde du lieu. Tout respirait à l’unisson : les pins, les rochers, les gréements lointains et moi, j’étais immobile, en communion dans cette parenthèse suspendue.

Alors les tensions se relâchèrent, presque sans effort. L’eau, comme une mémoire liquide, m’enveloppa, tandis que l’haleine du monde me portait et soufflait des fragments d’un avenir meilleur. Ici, tout devenait plus profond, plus nu, plus extatique.

Mais il fallut s’arracher à cette terre posée sur la mer. Sur le quai, le bateau semblait savoir, en me voyant revenir, que je n’étais pas tout à fait prête à repartir. Je montai à bord avec cette lenteur des départs qui refusent d’en être, et contemplai une dernière fois ce paysage enchanteur. Déjà Grinda s’effaçait, mais en moi, elle resterait proche à jamais : une île intérieure, un lieu désormais habité.

Le retour : mémoire du flux, empreinte intérieure

Le retour vers la ville ne brisa pas le lien avec les îles. Il se dissolut doucement dans le velours du retrait. Escortée par l’eau, comme une réminiscence vaporeuse, j’entendais dans chaque vague le même murmure : « Tu peux revenir, mais tu ne reviendras pas tout à fait la même. »

Peu à peu, Stockholm se redessina, avec ses ponts, ses façades et ses reflets familiers. Et en moi, je percevais confusément un léger déplacement. Le souffle retrouvé dans la ville autrefois trouvait maintenant son prolongement dans les ondes maritimes de l’archipel : une respiration étendue, qui ne cherche ni à avancer ni à revenir, mais simplement à être. Cette traversée entre les terres et les flots avait laissé un murmure ineffable, d’une force pourtant prégnante. Il fallait en conserver la leçon pour en saisir la signification profonde.

Le courant marin ne s’était pas imposé. Circulant, il avait traversé paysages, pensées et émotions avec une constance douce. Dans l’archipel, il s’était incarné dans chaque passage entre les terres, dans chaque suspension sonore entre deux rives, dans chaque battement d’eau contre la coque. Il m’avait portée tout en me laissant intacte, ouverte tout en me préservant. Chaque particule de terre avait offert un rythme et une cadence qui enveloppaient sans pousser. Les pulsations fluides et les voiles en filigrane m’avaient enseigné à circuler autrement, sans but précis, détendue, dans l’attente de rien.

Dans cette mutation éthérée, quelque chose s’était déposé en moi. Ce n’était pas encore un ancrage, mais une aspiration nouvelle, façonnée par le rythme des îles et le murmure des eaux.

Ce périple m’a offert une traversée d’archipel et d’intériorité, où chaque île rencontrée a dessiné les contours d’un espace intérieur en devenir. Mais il fallait poursuivre le chemin, même si une part de moi avait déjà commencé à s’incarner.



Dédé@Septembre 2025

vendredi 5 septembre 2025

De naufrages et d'horizons (1)


Après un printemps en apnée, j’ai suivi un souffle venu du Nord.

Voici la première partie du récit d’un voyage qui m’a permis de réapprendre à respirer.

Le départ : quitter le cocon

Le printemps avait été chaotique, et la fatigue accumulée m’avait retenue dans le cocon de mes montagnes. Quitter mes Alpes valaisannes me semblait dès lors presque impossible : ma valise pesait bien plus que quelques effets personnels, elle contenait mes peurs, mon besoin de refuge, ce confort silencieux des hauteurs qui mentourait et me protégeait.

Pourtant, un appel intérieur s’est fait entendre, discret mais tenace : celui du Nord. Mon père mayant transmis depuis toujours cet amour pour ces latitudes lointaines, mes souvenirs heureux des Highlands, de lIrlande, des Cornouailles, de la Norvège et de toutes mes précédentes visites nordiques mont ainsi poussée vers lailleurs. Alors, jai cédé et franchi la barrière de mon anxiété.

Je me suis élancée, laissant derrière moi l’altitude rassurante de mes montagnes pour gagner la latitude des grands espaces, où l’air et l’eau promettaient échappée, lumière et perspectives nouvelles. 

La première étape de mon périple fut de déposer ma valise sur les rives où la Baltique s’unit au lac Mälaren, là où l’eau salée et l’eau douce se mêlent en un dialogue tranquille. À Stockholm, Venise du Nord et capitale royale, je suis devenue spectatrice du ballet des eaux et des architectures, où la clarté caresse chaque façade et chaque reflet.

Stockholm, la Venise du Nord

En traversant la ville depuis la gare, les flots omniprésents entre les quatorze îles m’ont tendu les bras et j’ai été saisie par le ballet incessant des bateaux, l’élégance des façades, la sensation d’une inspiration constante qui accompagnait mes pas. La ville semblait rêvasser au bord de l’eau, paisible et tranquille, et pourtant pleine de vie, jamais oppressante : chaque instant invitait à la contemplation.

Skansen et Skeppsholmen : mémoire et mer

Mes premiers pas à Stockholm m’ont menée au Skansen, sur l’île de Djurgården, ce musée en plein air où les maisons traditionnelles suédoises racontent le quotidien des siècles passés. Chaque bâtiment, chaque artisanat semblait vivre au rythme de l’île, bercé par les eaux calmes alentour. Les jardins et les grands espaces invitaient à la flânerie, à la respiration d’un temps étendu, loin de l’agitation de la ville.

Après cette quiétude, le vent m’a entraînée sur Skeppsholmen, où des embarcations majestueuses ou toutes timides dormaient dans le port, après leurs traversées mythiques. Le bois parfaitement poli de leurs ponts murmurait encore les histoires des vagues affrontées et chaque voile repliée gardait le souvenir des tempêtes et des horizons parcourus. Les noms des navires contaient des périples impossibles et les gouvernails, maintenant au repos, reprenaient encore le chant des sirènes. Tout respirait la mer, Ancres et focs participant à cette évasion silencieuse. Ce n’était pas un cimetière de bateaux mais des bâtiments encore vivants de leurs exploits, même s’ils se reposaient à quai.

Gamla Stan : le cœur battant

Puis vint Gamla Stan, le cœur médiéval de Stockholm, où la cité s’est développée grâce aux liens commerciaux avec les villes de la ligue hanséatique. Ses ruelles étroites, ses places pavées et ses façades colorées, rouge, jaune, rose et brun, décrivaient chaque négociation, chaque pas des marchands et des marins d’antan. La foule y était dense mais le front de l'eau offrait un instant de pause : il reflétait les maisons comme un miroir de leur histoire.

Décidément, la ville vivait au rythme de ses îles, de ses ports et de ses bateaux, toujours en dialogue avec les ondes de la Baltique et du Mälaren, et cette présence vivante m’a accompagnée jusqu’au musée Vasa.

Les musées : naufrages et résonances

Au musée Vasa, j’ai croisé un silence chargé d’échos devant l’épave du géant de bois, englouti à peine une heure après son départ de Stockholm en 1628. Le vaisseau semblait encore retenir son haleine. Devant sa coque sombre, ses sculptures figées et la proue de lion figée dans une gloire interrompue, j’ai senti un frisson me traverser — non pas de peur, mais de reconnaissance. Le Vasa portait en lui les rêves trop lourds d’un roi, l’orgueil d’un monde qui croyait dompter les éléments. Mais l’eau ne se plie pas. Elle accueille, elle engloutit. Ce navire, majestueux et vulnérable, m’a rappelé que toute traversée porte en elle la possibilité du naufrage. Et que parfois, il faut sombrer un peu pour apprendre à respirer autrement.

La même intensité m’a rattrapée dans un autre musée, dédié à la Baltique et à ses drames. On y diffusait les voix des capitaines venus secourir l’Estonia, ce ferry englouti en 1994. Des voix tendues, précipitées, suspendues dans l’attente — puis plus rien. Un silence lourd, comme une porte qui se referme trop vite. Dans cette salle, j’ai éprouvé le poids des eaux nordiques, ces étendues qui façonnent les peuples autant qu’elles les éprouvent. Le Vasa, l’Estonia : deux engloutissements, deux époques, mais une même leçon. L’eau ne distingue pas la grandeur du projet ni la modernité du navire. Elle rappelle, inlassablement, que toute puissance est vulnérable. Et qu’après chaque tempête, il faut réapprendre à inspirer, dans l’histoire comme en soi.

Södermalm : ouverture bohème

À Södermalm, j’ai découvert un autre visage de cette cité insulaire, créatif, bohème, léger. J’ai aimé me perdre dans ses ruelles animées, glisser entre ses jardins secrets. Mais ce sont surtout ses quartiers préservés, ponctués de maisons rouges ouvertes sur le ciel et le large, qui m’ont touchée au plus profond.

Ancien repère de marins et de pêcheurs, Södermalm respire encore le ressac des vagues. Le vent qui glisse entre les murs semble reprendre les chansons à boire, et fait remonter à la surface les expéditions risquées vers des terres lointaines, encore vierges.

Là, j’ai senti que la ville appartenait vraiment à ceux qui l’habitent. Qu’elle battait à son propre rythme, loin du flot des touristes. Et dans cet élan urbain, cette mer toujours présente, la clarté du Nord a susurré au fond de mon cœur des aventures infinies.

Je m’y suis sentie à la fois étrangère et pleinement accueillie. Comme si Stockholm, dans sa radiance douce et sa mémoire salée, m’autorisait simplement à être moi-même.

La lumière du Nord : une révélation

Durant ces quelques jours de découvertes, la lumière nordique m’a enveloppée, baignant Stockholm d’un éclat particulier, surtout le soir : douce et vive à la fois, elle caressait les façades, jouait sur les reflets de leau et donnait aux perspectives une profondeur que seules la mer et les montagnes savent offrir. Comme dans mes Alpes, où laltitude nous rend humbles et vivants, ici les ondes marines rappellent que lhumain ne peut que se laisser porter par la puissance des éléments. Elle offre respiration, immensité et humilité, faisant écho aux naufrages intérieurs, à ce repli où tout semble englouti et perdu à jamais.

Stockholm m’a paru ouverte au monde. Les drapeaux arc-en-ciel flottant sur les bâtiments, l’hôtel de ville qui accueille la cérémonie du prix Nobel, le sentiment que chaque coin de rue pouvait accueillir l’autre, le différent, tout m’a donné l’impression d’une ville généreuse, où curiosité et tolérance façonnent le quotidien. Ici, la vastitude n’est pas seulement celle de l’eau : elle est celle de lhumanité. Dans un monde qui parfois se recroqueville sur lui-même trop facilement, où la peur et le doute enferment individus et sociétés, Stockholm se tient encore comme un souffle d’ouverture. La belle rappelle qu’une ligne lointaine existe toujours mais qu’il suffit peut-être de respirer profondément pour retrouver sa place dans le monde, après les dérives intimes comme après les tragédies collectives.

Vers l’archipel : l’horizon comme promesse

À mesure que mes pas me guidaient vers les quais et les ponts, vers les musées et les terrasses agréables de l’été, l’appel de l’archipel se faisait cependant sentir. La cité, par son éclat magique, la Baltique et ses secrets, semblaient me rappeler que chaque cap est une invitation, que chaque île, chaque bras ondé, est une ouverture vers l’ailleurs. Dans des sociétés qui sombrent peu à peu dans le cloisonnement, ces îles apparaissaient comme des pouls puissants, des promesses d’espace et de liberté.

Bientôt, je suivrai alors ce chemin vers ces écueuils où l’eau deviendra encore plus vaste, où le bruissement des flots portera le regard au loin, et où la découverte, comme ici, se vivra au rythme de l'âme et du cœur, loin des dérives passées et des confinements intérieurs.

Stockholm m’a conté un chant d’eau et de lumière, un murmure venu du large qui m’a appris à respirer autrement. En quittant mes montagnes, j’ai trouvé un autre sommet — celui de l’horizon. Ici, chaque île est une promesse, chaque reflet une réconciliation. Et dans ce souffle nordique, j’ai compris que l’ailleurs commence là où le cœur s’ouvre, même après les tempêtes et les voiles rabattues.

C’est là, entre naufrages et horizons, que le souffle retrouvé s’est fait fragile, mais vivant.



Dédé@Septembre 2025