vendredi 5 septembre 2025

De naufrages et d'horizons


Après un printemps en apnée, j’ai suivi un souffle venu du Nord.

Voici la première partie du récit d’un voyage qui m’a permis de réapprendre à respirer.

Le départ : quitter le cocon

Le printemps avait été chaotique, et la fatigue accumulée m’avait retenue dans le cocon de mes montagnes. Quitter mes Alpes valaisannes me semblait dès lors presque impossible : ma valise pesait bien plus que quelques effets personnels, elle contenait mes peurs, mon besoin de refuge, ce confort silencieux des hauteurs qui mentourait et me protégeait.

Pourtant, un appel intérieur s’est fait entendre, discret mais tenace : celui du Nord. Mon père mayant transmis depuis toujours cet amour pour ces latitudes lointaines, mes souvenirs heureux des Highlands, de lIrlande, des Cornouailles, de la Norvège et de toutes mes précédentes visites nordiques mont ainsi poussée vers lailleurs. Alors, jai cédé et franchi la barrière de mon anxiété.

Je me suis élancée, laissant derrière moi l’altitude rassurante de mes montagnes pour gagner la latitude des grands espaces, où l’air et l’eau promettaient échappée, lumière et perspectives nouvelles. 

La première étape de mon périple fut de déposer ma valise sur les rives où la Baltique s’unit au lac Mälaren, là où l’eau salée et l’eau douce se mêlent en un dialogue tranquille. À Stockholm, Venise du Nord et capitale royale, je suis devenue spectatrice du ballet des eaux et des architectures, où la clarté caresse chaque façade et chaque reflet.

Stockholm, la Venise du Nord

En traversant la ville depuis la gare, les flots omniprésents entre les quatorze îles m’ont tendu les bras et j’ai été saisie par le ballet incessant des bateaux, l’élégance des façades, la sensation d’une inspiration constante qui accompagnait mes pas. La ville semblait rêvasser au bord de l’eau, paisible et tranquille, et pourtant pleine de vie, jamais oppressante : chaque instant invitait à la contemplation.

Skansen et Skeppsholmen : mémoire et mer

Mes premiers pas à Stockholm m’ont menée au Skansen, sur l’île de Djurgården, ce musée en plein air où les maisons traditionnelles suédoises racontent le quotidien des siècles passés. Chaque bâtiment, chaque artisanat semblait vivre au rythme de l’île, bercé par les eaux calmes alentour. Les jardins et les grands espaces invitaient à la flânerie, à la respiration d’un temps étendu, loin de l’agitation de la ville.

Après cette quiétude, le vent m’a entraînée sur Skeppsholmen, où des embarcations majestueuses ou toutes timides dormaient dans le port, après leurs traversées mythiques. Le bois parfaitement poli de leurs ponts murmurait encore les histoires des vagues affrontées et chaque voile repliée gardait le souvenir des tempêtes et des horizons parcourus. Les noms des navires contaient des périples impossibles et les gouvernails, maintenant au repos, reprenaient encore le chant des sirènes. Tout respirait la mer, Ancres et focs participant à cette évasion silencieuse. Ce n’était pas un cimetière de bateaux mais des bâtiments encore vivants de leurs exploits, même s’ils se reposaient à quai.

Gamla Stan : le cœur battant

Puis vint Gamla Stan, le cœur médiéval de Stockholm, où la cité s’est développée grâce aux liens commerciaux avec les villes de la ligue hanséatique. Ses ruelles étroites, ses places pavées et ses façades colorées — rouge, jaune, rose et brun — décrivaient chaque négociation, chaque pas des marchands et des marins d’antan. La foule y était dense mais le front de l'eau offrait un instant de pause : il reflétait les maisons comme un miroir de leur histoire.

Décidément, la ville vivait au rythme de ses îles, de ses ports et de ses bateaux, toujours en dialogue avec les ondes de la Baltique et du Mälaren, et cette présence vivante m’a accompagnée jusqu’au musée Vasa.

Les musées : naufrages et résonances

Au musée Vasa, j’ai croisé un silence chargé d’échos devant l’épave du géant de bois, englouti à peine une heure après son départ de Stockholm en 1628. Le vaisseau semblait encore retenir son haleine. Devant sa coque sombre, ses sculptures figées et la proue de lion figée dans une gloire interrompue, j’ai senti un frisson me traverser — non pas de peur, mais de reconnaissance. Le Vasa portait en lui les rêves trop lourds d’un roi, l’orgueil d’un monde qui croyait dompter les éléments. Mais l’eau ne se plie pas. Elle accueille, elle engloutit. Ce navire, majestueux et vulnérable, m’a rappelé que toute traversée porte en elle la possibilité du naufrage. Et que parfois, il faut sombrer un peu pour apprendre à respirer autrement.

La même intensité m’a rattrapée dans un autre musée, dédié à la Baltique et à ses drames. On y diffusait les voix des capitaines venus secourir l’Estonia, ce ferry englouti en 1994. Des voix tendues, précipitées, suspendues dans l’attente — puis plus rien. Un silence lourd, comme une porte qui se referme trop vite. Dans cette salle, j’ai éprouvé le poids des eaux nordiques, ces étendues qui façonnent les peuples autant qu’elles les éprouvent. Le Vasa, l’Estonia : deux engloutissements, deux époques, mais une même leçon. L’eau ne distingue pas la grandeur du projet ni la modernité du navire. Elle rappelle, inlassablement, que toute puissance est vulnérable. Et qu’après chaque tempête, il faut réapprendre à inspirer, dans l’histoire comme en soi.

Södermalm : ouverture bohème

À Södermalm, j’ai découvert un autre visage de cette cité insulaire — créatif, bohème, léger. J’ai aimé me perdre dans ses ruelles animées, glisser entre ses jardins secrets. Mais ce sont surtout ses quartiers préservés, ponctués de maisons rouges ouvertes sur le ciel et le large, qui m’ont touchée au plus profond.

Ancien repère de marins et de pêcheurs, Södermalm respire encore le ressac des vagues. Le vent qui glisse entre les murs semble reprendre les chansons à boire, et fait remonter à la surface les expéditions risquées vers des terres lointaines, encore vierges.

Là, j’ai senti que la ville appartenait vraiment à ceux qui l’habitent. Qu’elle battait à son propre rythme, loin du flot des touristes. Et dans cet élan urbain, cette mer toujours présente, la clarté du Nord a susurré au fond de mon cœur des aventures infinies.

Je m’y suis sentie à la fois étrangère et pleinement accueillie. Comme si Stockholm, dans sa radiance douce et sa mémoire salée, m’autorisait simplement à être moi-même.

La lumière du Nord : une révélation

Durant ces quelques jours de découvertes, la lumière nordique m’a enveloppée, baignant Stockholm d’un éclat particulier, surtout le soir : douce et vive à la fois, elle caressait les façades, jouait sur les reflets de leau et donnait aux perspectives une profondeur que seules la mer et les montagnes savent offrir. Comme dans mes Alpes, où laltitude nous rend humbles et vivants, ici les ondes marines rappellent que lhumain ne peut que se laisser porter par la puissance des éléments. Elle offre respiration, immensité et humilité, faisant écho aux naufrages intérieurs, à ce repli où tout semble englouti et perdu à jamais.

Stockholm m’a paru ouverte au monde. Les drapeaux arc-en-ciel flottant sur les bâtiments, l’hôtel de ville qui accueille la cérémonie du prix Nobel, le sentiment que chaque coin de rue pouvait accueillir l’autre, le différent, tout m’a donné l’impression d’une ville généreuse, où curiosité et tolérance façonnent le quotidien. Ici, la vastitude n’est pas seulement celle de l’eau : elle est celle de lhumanité. Dans un monde qui parfois se recroqueville sur lui-même trop facilement, où la peur et le doute enferment individus et sociétés, Stockholm se tient encore comme un souffle d’ouverture. La belle rappelle qu’une ligne lointaine existe toujours mais qu’il suffit peut-être de respirer profondément pour retrouver sa place dans le monde, après les dérives intimes comme après les tragédies collectives.

Vers l’archipel : l’horizon comme promesse

À mesure que mes pas me guidaient vers les quais et les ponts, vers les musées et les terrasses agréables de l’été, l’appel de l’archipel se faisait cependant sentir. La cité, par son éclat magique, la Baltique et ses secrets, semblaient me rappeler que chaque cap est une invitation, que chaque île, chaque bras ondé, est une ouverture vers l’ailleurs. Dans des sociétés qui sombrent peu à peu dans le cloisonnement, ces îles apparaissaient comme des pouls puissants, des promesses d’espace et de liberté.

Bientôt, je suivrai alors ce chemin vers ces écueuils où l’eau deviendra encore plus vaste, où le bruissement des flots portera le regard au loin, et où la découverte, comme ici, se vivra au rythme de l'âme et du cœur, loin des dérives passées et des confinements intérieurs.

Stockholm m’a conté un chant d’eau et de lumière, un murmure venu du large qui m’a appris à respirer autrement. En quittant mes montagnes, j’ai trouvé un autre sommet — celui de l’horizon. Ici, chaque île est une promesse, chaque reflet une réconciliation. Et dans ce souffle nordique, j’ai compris que l’ailleurs commence là où le cœur s’ouvre, même après les tempêtes et les voiles rabattues.

C’est là, entre naufrages et horizons, que le souffle retrouvé s’est fait fragile, mais vivant.



Dédé@Septembre 2025

1 commentaire:

  1. Thérèse de Tlse5 septembre 2025 à 07:13

    Quel meilleur moyen de se réconcilier avec soi-même que de respirer à fond devant les bateaux jouant l’harmonie en contraste avec la terre ferme pleine de couleurs. Que d’histoires derrière ces coques marines ou terrestres. Deux images en communion. A relire comme souvent.

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