Après le souffle retrouvé dans la ville, il ne s’agissait
plus seulement de respirer : il fallait se laisser porter. Là où l’air ouvrait
les poumons, l’eau dessinait les contours. Dans l’archipel de Stockholm, j’ai
compris que l’apaisement ne se conquiert pas mais qu’il se traverse.
Tous ces bateaux qui venaient et repartaient des ports de la
cité semblaient inviter au large, vers l’ailleurs, vers cet archipel dont
chacun revenait transformé. Ce jardin d’écueils déployait une diversité
naturelle infinie : on pouvait voguer entre les îlots couverts de végétation
luxuriante, ou glisser le long des falaises nues, battues par les vents du
large. Les 30'000 îles, rochers et pierres brisées, m’interpellaient comme des
fragments d’un monde à déchiffrer. Il était temps de lever l’ancre et de partir
aux confins des terres, là où l’eau devenait peu à peu promesse et l’horizon,
appel.
Ainsi, après avoir quitté les rives de Stockholm, j’ai
basculé dans un autre monde. Face aux éléments, je me suis retrouvée dans un
espace où seules les terres émergées, posées ça et là comme les pièces d’un
puzzle trop complexe à assembler, semblaient dessiner une géographie intime.
Sur des eaux tranquilles, lentement, le bateau glissait sans volonté. Peu à
peu, éparses, les confettis rocheux apparaissaient, couverts de forêts,
ponctués de maisons de bois rouge ou de teintes pastel, comme des touches délicates
sur une toile nordique.
Vaxholm : le calme apprivoisé
Après une heure de traversée, Vaxholm surgit, petite
bourgade hors du temps, baignée d’une lumière d’abord grise, puis dorée. Les
maisonnettes coquettes et les jardinets soignés composaient une harmonie
discrète, fidèle au lagom, cet art suédois de vivre dans la juste mesure. Une
légère déception m’effleura cependant : trop de maisons, trop de présence
humaine. Je cherchais autre chose.
Alors j’ai marché. La forêt m’a accueillie comme elle le
fait toujours, sans bruit, sans condition. Les pins m’ont embrassée, leurs
branches s’entremêlant au-dessus de moi comme des bras bienveillants. Là, les
corps ne s’opposaient pas à la nature : ils s’y fondaient. Chaque pas me
rapprochait d’un silence habité, d’une familiarité douce. Ici, les arbres
semblaient pousser à vue d’œil, et toucher le ciel sans effort. Tout près, la
mer, se prélassait, comme une grande sœur qui abreuve, qui veille et qui murmure.
Dans mes Alpes, l’eau ne borde pas les forêts ainsi et cette proximité m’a
émue.
Effleurant les cimes, avec ce son si doux que je reconnais
entre mille, le vent me parlait. Et moi, en suspension sur le sol spongieux, je
l’écoutais. Ce parterre-là ne résistait pas : il épousait mes pas, comme s’il
battait au rythme de mon cœur.
Mais confusément, je le pressentais : il me fallait plus
encore, une solitude élargie, un lieu qui ne se partage pas. Être seule avec la
nature, délivrée des murmures humains et des rumeurs de moteurs. Un lieu où la
pulsation demeure continue, où le calme n’est plus parenthèse mais profondeur.
Grinda : refuge charnel et spirituel
À Grinda, autre île mystérieuse, l’immobilité sonore
m’accueillit pleinement. Le silence vibrait de souffles, de craquements et de
bruissements. La brise traversait les ramures tandis que le ressac chantait, et
mes pas, eux, froissaient la mousse humide. Ce langage muet me toucha au plus
profond : j’avais l’impression d’être seule sur une île déserte, exploratrice
d’un monde perdu. Pourtant, ce n’était pas véritablement une retraite : le lieu
semblait m’attendre, comme si nous nous étions espérés mutuellement. Ce fut un
partage subtil, un va-et-vient amoureux mêlant sucs et présences invisibles.
Charnelle et spirituelle à la fois, la rencontre se noua.
Dans la forêt, mon cheminement a trouvé son rythme alors que
les vagues butaient tranquillement contre les falaises. Le liquide et le solide
ne faisaient presque qu’un et moi, entre les deux, je glissais. M’entourant,
les pins chantaient dans le vent du large pendant que des fleurs mauves
ponctuaient le tapis végétal comme des éclats d’un éternel été. Au loin, les
voiles de navires inconnus passaient lentement, comme autant de promesses de
voyages et d’infini.
Le promontoire, escarpé et fuyant, se dérobait sous mes pas,
réclamant une écoute attentive et une révérence silencieuse. Le sol, humide,
semblait garder le secret du lieu, testant discrètement ma volonté. Puis, sans
prévenir, l’ouverture sur la mer apparut, telle une clairière suspendue
au-dessus du monde. En surplomb, je restai cachée, presque invisible. Les îles
alentour, disposées sans logique apparente, flottaient dans une harmonie que
seule la nature sait composer — une géométrie libre, intuitive, offerte.
Au-dessus de ce spectacle s’étendait un ciel gris, chargé
d’une densité douce, presque tactile. Drapant le paysage d’une étoffe
silencieuse, il ajoutait à la fois à sa beauté sauvage et à l’intimité féconde
du lieu. Tout respirait à l’unisson : les pins, les rochers, les gréements
lointains et moi, j’étais immobile, en communion dans cette parenthèse
suspendue.
Alors les tensions se relâchèrent, presque sans effort.
L’eau, comme une mémoire liquide, m’enveloppa, tandis que l’haleine du monde me
portait et soufflait des fragments d’un avenir meilleur. Ici, tout devenait
plus profond, plus nu, plus extatique.
Mais il fallut s’arracher à cette terre posée sur la mer.
Sur le quai, le bateau semblait savoir, en me voyant revenir, que je n’étais
pas tout à fait prête à repartir. Je montai à bord avec cette lenteur des
départs qui refusent d’en être, et contemplai une dernière fois ce paysage
enchanteur. Déjà Grinda s’effaçait, mais en moi, elle resterait proche à jamais
: une île intérieure, un lieu désormais habité.
Le retour : mémoire du flux, empreinte intérieure
Le retour vers la ville ne brisa pas le lien avec les îles.
Il se dissolut doucement dans le velours du retrait. Escortée par l’eau, comme
une réminiscence vaporeuse, j’entendais dans chaque vague le même murmure : «
Tu peux revenir, mais tu ne reviendras pas tout à fait la même. »
Peu à peu, Stockholm se redessina, avec ses ponts, ses
façades et ses reflets familiers. Et en moi, je percevais confusément un léger
déplacement. Le souffle retrouvé dans la ville autrefois trouvait maintenant
son prolongement dans les ondes maritimes de l’archipel : une respiration
étendue, qui ne cherche ni à avancer ni à revenir, mais simplement à être. Cette
traversée entre les terres et les flots avait laissé un murmure ineffable,
d’une force pourtant prégnante. Il fallait en conserver la leçon pour en saisir
la signification profonde.
Le courant marin ne s’était pas imposé. Circulant, il avait
traversé paysages, pensées et émotions avec une constance douce. Dans
l’archipel, il s’était incarné dans chaque passage entre les terres, dans
chaque suspension sonore entre deux rives, dans chaque battement d’eau contre
la coque. Il m’avait portée tout en me laissant intacte, ouverte tout en me
préservant. Chaque particule de terre avait offert un rythme et une cadence qui
enveloppaient sans pousser. Les pulsations fluides et les voiles en filigrane
m’avaient enseigné à circuler autrement — sans but précis, détendue, dans
l’attente de rien.
Dans cette mutation éthérée, quelque chose s’était déposé en
moi. Ce n’était pas encore un ancrage, mais une aspiration nouvelle, façonnée
par le rythme des îles et le murmure des eaux.
Ce périple m’a offert une traversée d’archipel et
d’intériorité, où chaque île rencontrée a dessiné les contours d’un espace
intérieur en devenir. Mais il fallait poursuivre le chemin, même si une part de
moi avait déjà commencé à s’incarner.
Une ile, quoi de mieux pour se perdre et se retrouver !
RépondreSupprimerBelle journée Dédé.
Bonjour Dédé,
RépondreSupprimerA chacun de tes articles, je commence par admirer tes photos.
Puis je m'immerge dans tes mots que je lis comme des petites nouvelles et dont l'écriture me ravie chaque fois.
Merci pour ce moment passé ici.
Bises et bonne journée.
Coucou ...Que cela est beau!!!!
RépondreSupprimerUn lieu qui doit être bien agréable pour se ressourcer.
RépondreSupprimerTu écris et décris si bien que ce voyage, physique et spirituel, on le fait pleinement avec toi. Et on se sent, à la fin aussi détendus que toi, n'attendant rien.
RépondreSupprimerMerci,
RépondreSupprimerC'est un moment merveilleux de te lire , on rapprend à percevoir , on retrouve quelque chose de l'appétit de découvrir qu'on possédait dans l'enfance , quand les couleurs étaient neuves ,le monde plus profond et la vie sans limites ...