vendredi 11 octobre 2019

L'homme qui marche




Elle a pour habitude de s’asseoir, toujours au même endroit, sur un banc défoncé, aux alentours de la gare. Les yeux perdus dans la vague, elle regarde les passants sans les voir, indifférente au temps, aux autres, mais surtout à elle-même, comme si elle s’était perdue à jamais dans les dédales de son esprit tourmenté.

Depuis quelques jours pourtant, ses yeux d’habitude amorphes se réveillent à la vue d’un homme. Passant tous les jours à la même heure et au même endroit dans la foule des anonymes, il se dirige d’un pas invariablement pressé vers cet escalier qu’elle n’a jamais osé emprunter, de peur de se perdre au bout des marches.  L’homme qui marche ne la regarde jamais, car telle une statue, elle reste immobile, ancrée dans le décor urbain depuis une éternité. Elle non plus ne cherche aucunement le contact visuel car elle a l’impression que si leurs yeux se croisaient, il pourrait lui voler son âme et l’emporter là où elle n’est jamais allée. Elle se contente de détailler à la dérobée sa silhouette fine et élancée et d’admirer sa démarche décidée. Au fil des semaines, elle s’attache à faire de ces quelques minutes où elle croit percevoir la douce fragrance de son parfum masculin un rêve éveillé où d’inconnue insignifiante assise sur un banc, elle éclot dans une gerbe de couleurs et dessine avec lui des fleurs extravagantes sur le goudron délavé.  

Mais alors qu’elle ne fait rien pour précipiter le temps et aborder l’inconnu, un jour pourtant, une scène s’emballe dans ce film muet. L’homme qui marche jette en effet un regard distrait sur la femme assise sur le vieux banc. L’espace d’un court instant, la main de la femme se crispe sur son genou et la vie revient en elle, comme une fontaine qui jaillit au printemps après s’être tue durant tout un hiver. Il ne se passe rien d’autre dans ce moment suspendu et pourtant, la couleur des yeux de l’homme qu’elle a perçue ravive en elle le souvenir de la mer oubliée, celle qu’elle côtoyait enfant, alors que les châteaux de sable qu’elle bâtissait tenaient encore debout et que son esprit n’était pas tourmenté par des démons opiniâtres. Puis le temps reprend son cours, l’homme poursuivant son chemin et disparaissant. Quant à elle, elle s’agite intimidée comme si de figurante, elle est soudainement devenue l’actrice principale de cette scène de rue pourtant si banale.  

Le lendemain, vêtue d’une robe à fleurs, irradiant tout l’espace de la rue, elle trépigne d’impatience debout vers l’escalier, bien décidée à accoster l’inconnu. Elle s’imagine qu’il lui répondra, qu’il se détournera de son chemin et qu’ensemble, ils franchiront les frontières de la ville pour s’évader dans un monde enchanté comme celui qu’elle rêvait toute petite au clair de lune.

Lorsqu’il surgit au coin de la rue, elle est sûre d’elle. Arrivé à sa hauteur, elle agite la main pour attirer son attention et lui murmure un timide bonjour. Mais le brouhaha de la rue emporte ses mots qui s’étiolent dans le vent. Les piétons nombreux le masquent un instant à ses yeux et ce moment s’étire désespérément, devenant éternité. Quand elle revoit enfin une partie de la silhouette de l’homme, elle le regarde descendre l’escalier et dans ses yeux ne s’imprime que l’ombre intacte du bel inconnu avec qui elle ne voyagera jamais.

L’homme qui marche s’en est allé, dématérialisé, éphémère personnage dans la multitude grouillante des passants. Frissonnante, la femme s’éloigne à son tour dans la foule et confusément, elle avance. Puis elle se dissout dans le rien de sa vie, rêvant tout éveillée une réalité qui n’existe pas. 


"L'Homme qui marche", Alberto Giacometti, Fondation Gianadda


P.S. Ce texte m'a été inspiré par la première photo que j'ai prise il y a quelques mois. Couper le personnage, le dépersonnaliser, n'en montrer que le bas du corps était un parti pris assumé : suggérer et ne pas tout montrer pour laisser libre cours à l'imagination. Et quand j'ai vu cette exposition de Giacometti-Rodin tout dernièrement, les éléments de mon texte encore disparates se sont assemblés et le titre s'est imposé de lui-même. J'ai toujours aimé ces personnages de Giacometti, formes quasi abstraites, indéchiffrables. "L'homme qui marche" s'en va vers son destin. Et on le voit passer sous nos yeux, insaisissable. 


Dédé © Octobre 2019

vendredi 27 septembre 2019

Le sommet




Ce jour-là, il fallait monter pour dépasser la nappe de brouillard épaisse qui dormait dans le fond de la vallée, en espérant secrètement que le soleil apparaîtrait là-haut, tout près du ciel, vers la cime des mélèzes et des sapins.

Le long du chemin, les arbres surgissaient soudainement, apparitions fantasmagoriques dans ce paysage encerclé de blanc. En effet, la brume compacte ne semblait pas vouloir desserrer son étreinte sur les flancs de la montagne et elle ne délivrait qu’avec peine les silhouettes des arbres. Mais c’était sans compter sur le pouvoir tenace du soleil qui commença à repousser les assauts des ténèbres vaporeuses. Ce fut d’abord un petit coin de ciel bleu qui apparut timidement. Puis une famille de sapins là-haut frétilla de ses branches pour aider l’astre du jour à faire sa place. Et soudain, la lutte s’intensifia, silencieuse mais opiniâtre. C’est alors que la montagne entière s’ébroua au milieu du jour, en extase profonde dans les rayons lumineux. 

Sous nos yeux émerveillés, le sommet apparut, dans une symphonie de couleurs chatoyantes, célébrant avec joie les premières lueurs de l’automne. 

Cette montagne sévère, dont il fallait chercher la douceur au-delà des pierriers massifs, était habitée pourtant par une générosité incroyable qui ne demandait qu’à jaillir sous nos pas, dans les chants des rares oiseaux alpins et le tintement des cloches des dernières vaches en estivage.

Il était temps de se parer des ultimes lambeaux de la brume qui s’estompait, de s’habiller de jaune, de vert et de rouge aussi, en s’affranchissant des mots inutiles et de la pesanteur, pour laisser l’âme s’élever plus haut que le sommet de la montagne.

Si sur cette montagne, je n’étais pas moi, alors où le serais-je ? 


" L'ivresse venue, nous coucherons sur la montagne nue avec le ciel pour couverture, et la terre pour oreiller."

Li Po, poète chinois de la dynastie Tang, 701-762
  

Dédé © Septembre 2019