Rien ne reste à jamais figé à l’image des saisons changeantes. La vie s’écoule au rythme du temps et de ce fait, elle nous soumet à l’impermanence des choses, à l’éphémère.
Savoure ainsi chaque instant tel un dernier hommage. Enivre-toi et fleuris en ton existence, avec les mots et les images.
Ce jour-là, je devais y retourner. L’air portait déjà l’odeur de la neige, ce parfum de silence qui précède l’effacement. Je voulais voir les mélèzes une dernière fois, les surprendre dans leur ultime sursaut, leur flamboyance avant l’oubli, leur danse d’automne, lente et fière, avant que le grand drap blanc ne tombe sur le monde.
J’ai marché longtemps le long du bisse, incapable de m’arrêter, comme tirée par une force douce et une nécessité muette. Le vallon était déserté, les randonneurs partis, les bruits effacés. Ne restait que le vent, discret, presque timide, comme s’il n’osait pas troubler le recueillement de la terre. Tout semblait suspendu, retenu dans une attente sacrée.
Et lui, au bord du chemin, se tenait là, petit encore, fragile mais déjà flamboyant, seul éclat de feu dans le paysage devenu gris. Ses aiguilles d’un orange profond accrochaient une lumière bien pâle, et les herbes ternes, les pierres froides, semblaient s’incliner devant sa noblesse. Il n’avait pas de frères proches, pas de gardiens autour de lui, mais il tenait bon, dressé dans l’air glacé, comme s’il portait en lui le courage de toute la forêt endormie.
Je me suis arrêtée devant lui, le cœur serré par une tendresse inattendue. J’aurais voulu le tenir contre moi, le protéger du froid qui montait mais ses épines dorées m’en ont empêchée. Alors, en silence, je lui ai fait une promesse : celle de revenir, lorsque la neige aurait fondu, lorsque les fleurs, timides d’abord, reviendraient colorer le vallon. Et dans ce silence plein de présages, j’ai senti qu’il me répondait. Qu’il me confiait sa propre promesse, celle de survivre, de résister aux tempêtes, aux nuits longues, pour me raconter, au printemps, tout ce que l’hiver lui aurait murmuré : les pas furtifs des chamois sur la neige dure, le souffle chaud des bouquetins au matin, les éclats du soleil sur la glace, la lente patience du monde endormi.
Je suis repartie sans me retourner, portée par une douce certitude : sous la neige et le vent, un petit mélèze bientôt nu veillerait sur le vallon. Et peut-être, dans le secret de ses racines, dans la résonance silencieuse de son bois, dans le souffle discret de ses nuits, garderait-il aussi quelque chose de moi, comme une mémoire ancienne, comme un chant oublié que seuls les arbres savent encore entendre.
Ce matin, la montagne, espiègle, s’amusait à se contempler dans le lac. Son profil clair et tranquille glissait sur la surface immobile, et dans cette clarté suspendue, je pouvais enfin reprendre mon souffle, sentir mes pensées se calmer et lentement se poser à la frontière du ciel et de la lumière.
La crête, nette comme une coupe, rejoignait son double. Elle recousait mes éclats intérieurs, ramenait mes inquiétudes sur un fil que je pouvais suivre, lentement, sans me presser. Le lac ne promettait rien et ne mentait pas : il offrait sa vérité, simple et exacte, comme une mesure du monde déposée devant moi. Je pouvais rester là, immobile, sentir l’air frais contre ma joue, le parfum humide de ce début d’automne envahir mes poumons, tandis que les couleurs encore discrètes du paysage se déposaient dans mes yeux.
Cette parfaite symétrie n’était pas une consolation hâtive. C’était une vérité sobre, un murmure discret qui s'imposait peu à peu : quand l’intérieur vacille, dehors persiste quelque chose qui tient bon.
Voilà ce que le monde m’apprit ce matin-là. Il ne servait à rien de ressasser le passé, de chercher à comprendre les injustices ou les blessures ; il suffisait simplement de rendre à la vie sa limpidité et de la laisser retrouver son enchantement.
L'univers respirait avec moi, tranquille, comme au premier matin.
Parce que certaines émotions ne
passent que par le chant, voici une musique sami, humble offrande à la terre, à
ceux qui la lisent, à ceux qui la chantent et la laissent respirer. (Artiste Wimme Saari)
Après l’archipel de Stockholm,
où une part de mon intériorité m’avait été rendue, la dernière étape devait
enfin me conduire là où je serais entière : en Laponie. J’en rêvais depuis si
longtemps. Il était temps de s’y perdre, là où la poésie s’enroule à la terre,
se reflète dans les lacs, se fige dans les neiges éternelles.
Depuis Luleå, la terre se déploya
vaste et infinie, comme une page où s’inscrivait une mémoire plus ancienne que
le monde. Pendant quatre heures, la route dévora les kilomètres, bordée de
forêts d’épicéas, de pins et de bouleaux, interrompues seulement par des lacs
surgissant entre les troncs. Parfois la pluie tombait, lavant l’air et
transformant la chaussée en miroir ; puis le soleil revenait, cru, ciselant les
couleurs et allongeant les ombres.
Ce trajet vers le Nord prit
l’allure d’un voyage initiatique. Peu à peu, j’eus la sensation de cheminer en
moi-même, la Laponie ouvrant aussi mes profondeurs.
Kiruna m’a accueillie comme si j’avais franchi une frontière invisible, dernier
seuil avant le basculement vers les pôles. Ce soir-là, depuis le bar de
l’hôtel, j’ai contemplé le soleil de minuit à travers une valse de nuages. Le
temps s’était effacé, incapable de tenir sur les fjälls (montagnes en suédois). Il ne restait que la
lumière, ce fil d’août qui hésite à tomber, et le silence, total, qui rend au
monde sa juste mesure.
Abisko : porte des fjälls
Le lendemain s’imprima dans mes
pupilles comme une encre vive. Après l’urbanité de Kiruna, la route vers Abisko
semblait avaler le monde pour ne laisser que l’essentiel. Plus au nord, où la
neige s’accroche encore aux sommets, l’air avait changé. Le vent s’était levé et
tout paraissait plus dense, comme si la terre avait durci ses contours pour
marquer un seuil. Long miroir glacé, le Torneträsk accompagna une grande partie
du trajet, tandis que les reliefs se redressaient et que la montagne, peu à
peu, imposait sa présence. Là où tout ondulait encore, les sommets surgirent, tranchants
avec de la neige encore accrochée aux arêtes même en août.
Marcher dans le parc national
d’Abisko, ce fut comme entrer dans une autre loi du réel. Rien de décoré ni de
mis en scène : seulement des sentiers creusant la mémoire, des rochers gardant
la rumeur du vent, des mousses épaisses, des lichens pâles. Et cette quiétude,
dense, presque palpable. Le souffle, sans détour, tranchait les pensées,
polissait les contours, laissait l’âme nue. Les lacs, plats et glacés,
reflétaient une clarté liquide. Bondissantes entre les pierres, les rivières
turquoises soulevaient un tumulte qui emplissait l’air. Partout régnait une
tension minérale et végétale.
Puis l’ouverture surgit : le cirque
de Lapporten, telle une main qui soulève et qui ancre à la fois. À cet instant,
le paysage ne se contentait plus d’être vu. Il absorbait. Une fébrilité
discrète nous accompagna, semblable à celle que l’on ressent quand la nature abrite
ce qui échappe au regard. L’idée des ours rôdait, non comme une menace mais
comme un rappel : nous étions minuscules, seuls, et profondément vivants.
Abisko offrit un cadeau rare. Une
place qui ne s’imposait pas mais se réajustait. Là-haut, un espace s’est ouvert,
sans bruit ni geste et cela m’a submergée. Le Nord avait inscrit en moi sa
manière de tenir, de résister, de respirer.
De retour à Kiruna, j’ai senti
qu’une part de moi était restée là-bas, suspendue aux crêtes et au vent
d’Abisko. Pourtant, la ville imposait son attention. Kiruna, ville en
glissement, montrait sur ses façades les signes d’un déplacement en cours :
quartiers promis à d’autres terres, maisons démontées, une église bientôt
réinstallée ailleurs. Comme si l’histoire se redessinait sous les pas.
Ce glissement n’était pas
qu’urbain. Il trouvait sa source plus profondément, dans les entrailles de la
terre. En moi, le silence des fjälls continuait de résonner, alors que je
m’apprêtais à plonger sous la surface minérale pour visiter le complexe minier. La mine LKAB ouvrait un monde à
la fois fascinant et inquiétant : l’ingéniosité humaine et la précision des
galeries côtoyaient des cicatrices qui défiguraient le paysage et déplaçaient
des vies. Kiruna semblait incarner cette contradiction, où le progrès
spectaculaire se heurte à la fragilité souterraine.
Regarder la mine imposer sa
géométrie, c’était mesurer la double face du progrès : créateur et vorace,
innovant et destructeur. Une tristesse respectueuse s’installait, pour ce qui
s’efface lentement, en silence, mais pour toujours. L’extraction grignotait les
monts, interrogeait la solidité des sols, menaçait des territoires sacrés. Et
partout se posaient des questions éthiques : le sort des Samis, leurs routes de
vie déplacées, bousculées, parfois dissoutes par un appétit minier qui
sacralise la rentabilité au détriment de la continuité culturelle.
Jokkmokk : le musée comme cœur battant
Cette émotion liée à la terre a
gagné en intensité dans le musée sami de Jokkmokk. Entre ses murs, un murmure
habité flottait. Les objets parlaient bas : textiles, bois, peaux, outils de
migration, posés comme des proverbes. Chaque vitrine devenait conversation avec
la terre. Les filaments de mémoire traçaient les routes des rennes, les
photographies murmuraient les saisons, les projections restitaient un rythme de
vie inscrit au sol.
J’ai adoré découvrir le
savoir-faire des Samis, leur art de faire avec la nature, de chanter les brises
et les neiges, de tisser les gestes dans le paysage. Mais ce qui m’a
bouleversée, c’est la fragilité dans laquelle ce peuple vit encore, dernier en
Europe à ne pas être totalement sédentarisé, dernier à porter dans son corps
une géographie mouvante. Le musée m’a transmis cette idée que l’ancrage n’est
pas immobilité mais relation : tenir la terre en gestes et en chansons, savoir
migrer sans se dissoudre.
Dundret : belvédère et
respiration
Après la richesse silencieuse du
musée, le souffle de Dundret me tendait les bras, offrant à la fois recul et
ouverture sur la Laponie entière. Là-haut, presque aucun arbre ne pousse ; la
toundra s’est installée dans l’haleine puissante et l’âpreté du sol. Et
pourtant, c’est depuis ce dénuement que le regard embrasse tout : forêts en
nappes, lacs épars, plaines silencieuses, un paysage entier, offert à perte de
vue. Là-haut, j’ai absorbé la mesure du monde, modelant ma respiration sur la
cadence du vent. Je suis revenue avec une clarté intérieure qui tiendra
peut-être une vie entière.
Stora Sjöfallet : couronne
finale
Arriver à Stora Sjöfallet, c’était
retrouver l’intensité d’Abisko, mais amplifiée. Les massifs primitifs se
dressaient, leurs arêtes blanches lacérant le ciel bas. La neige persistante
sculptait les plis des montagnes. La lumière rasante, fil d’argent sur chaque
aspérité, brûlait autant qu’elle apaisait. La terre offrait sa mémoire : le
ciel se reflétait dans les lacs, les pierres portaient des alphabets éternels,
prêts à être lus.
Les Samis, invisibles et pourtant
présents, faisaient corps avec le lieu. À travers leurs gestes, la terre se
racontait. Par leurs chants, des cartes occultes se dessinaient. Dans leurs
regards, les saisons se lisaient dans la rugosité des rochers.
Le vent ordonnait la pensée, les
couleurs vibraient entre pierres, tourbière, eau, neige. Marcher là ne relevait
plus de l’exploration mais de la redéfinition de soi : se laisser
redimensionner, dépouiller, par une grandeur qui rendait à l’humain sa juste
place.
Stora Sjöfallet n’a pas été une
apothéose mais une révélation silencieuse. La terre tenait, les hommes y répondaient
et une vibration intime s’est déposée, chargée d’un accord millénaire. Après la
parole basse du musée et le souffle rude de Dundret, ce lieu m’a offert une
forme de réponse. Enfin, j’étais. Et je serai.
Le Nord avait inscrit sa mémoire en
moi. Alors que la route s’inclinait vers le Sud, chaque paysage semblait me
dire au revoir, et me rappeler que tout voyage porte en lui un retour
nécessaire. À l’approche du cercle polaire, un renne traversa la route avec une
élégance tranquille, comme une ultime révérence. Mon cœur se serra. Il nous
saluait gravement au nom de tous ceux que nous avions croisés durant ce
périple, mais aussi au nom de la Laponie entière, porteur muet d’un adieu
éternel. Mes yeux s’embuèrent de reconnaissance devant ce signe du destin.
Avant Luleå, un arrêt s’imposa à
Gammelstad. Ville-église où le temps semblait tenir dans les murs, au milieu
des rues serrées et des maisons rouges anciennes qui portent les saisons comme
un nom de famille. Ce passage ne fit que renforcer l’ancrage de ce voyage dans
la terre.
Puis, dernière étape, Luleå
s’étendait sur les bords de la mer. Les reflets des maisons dans l’eau
conclurent cette traversée de la Suède. Le dernier soir, le soleil tomba
doucement dans la mer, sans bruit, sans éclat. Juste cette clarté du Nord qui
disparaît mais ne s’efface jamais.
Le vol du retour fut presque un
déracinement. Les fjälls habitaient encore mes yeux, leur éclat vibrait dans
mes veines et au creux de ma poitrine, une ancre silencieuse tirait vers le
Nord. La Suède m’avait traversée et la Laponie m’avait redonnée à moi-même.
Epilogue
Aujourd’hui, me reviennent les mots
d’un poète sami : « Tout cela est ma maison — ces fjords, ces rivières
et lacs, le froid, la lumière et la rudesse du climat, la nuit et le soleil des
étendues sauvages, la joie et la tristesse. Toutes ces choses sont mon foyer et
je les porte dans mon cœur. Ils disent tout : l’appartenance, le lien
ancien entre l’humain et la terre, la capacité de la nature à consoler et à
respirer avec nous. Résonnant avec mes Alpes, ils retrouvent cette luminescence
qui calme, cette rudesse qui façonne, ce silence qui contient. Ce que j’ai vécu
en Laponie, je le retrouve dans mes montagnes : la force des crêtes, le murmure
des forêts, la clarté des lacs, l’intime résonance entre ciel et pierre. Là-bas
comme ici, la terre me parle et je l’écoute.
Ce voyage ne m’a pas seulement
menée vers le Nord. Il a tracé une géographie intérieure, faite d’ancrages et
de résonances. Cathartique, il m’a appris à tenir sans retenir, à suivre sans
me perdre et à répondre à la terre sans jamais chercher à la dominer.
Maintenant je suis prête.
Et je reviendrai.
P.S. Merci d’avoir lu jusqu’au bout. Ce voyage m’a réaccordée à la terre, à sa rudesse, à sa lueur. Mais
surtout, il m’a bouleversée par l'empreinte silencieuse des Samis, leur manière de tenir,
de migrer sans se dissoudre, de lire le monde avec recueillement. Une partie de
moi s’est dénouée là, que je ne peux pas encore expliquer. Un jour peut-être. Pour
l’instant, je respire. Mais il fallait que j’exprime tout ceci en lui donnant cette
ampleur.
Après le souffle retrouvé dans la ville, il ne s’agissait
plus seulement de respirer : il fallait se laisser porter. Là où l’air ouvrait
les poumons, l’eau dessinait les contours. Dans l’archipel de Stockholm, j’ai
compris que l’apaisement ne se conquiert pas mais qu’il se traverse.
Tous ces bateaux qui venaient et repartaient des ports de la
cité semblaient inviter au large, vers l’ailleurs, vers cet archipel dont
chacun revenait transformé. Ce jardin d’écueils déployait une diversité
naturelle infinie : on pouvait voguer entre les îlots couverts de végétation
luxuriante, ou glisser le long des falaises nues, battues par les vents du
large. Les 30'000 îles, rochers et pierres brisées, m’interpellaient comme des
fragments d’un monde à déchiffrer. Il était temps de lever l’ancre et de partir
aux confins des terres, là où l’eau devenait peu à peu promesse et l’horizon,
appel.
Ainsi, après avoir quitté les rives de Stockholm, j’ai
basculé dans un autre monde. Face aux éléments, je me suis retrouvée dans un
espace où seules les terres émergées, posées ça et là comme les pièces d’un
puzzle trop complexe à assembler, semblaient dessiner une géographie intime.
Sur des eaux tranquilles, lentement, le bateau glissait sans volonté. Peu à
peu, éparses, les confettis rocheux apparaissaient, couverts de forêts,
ponctués de maisons de bois rouge ou de teintes pastel, comme des touches délicates
sur une toile nordique.
Vaxholm : le calme apprivoisé
Après une heure de traversée, Vaxholm surgit, petite
bourgade hors du temps, baignée d’une lumière d’abord grise, puis dorée. Les
maisonnettes coquettes et les jardinets soignés composaient une harmonie
discrète, fidèle au lagom, cet art suédois de vivre dans la juste mesure. Une
légère déception m’effleura cependant : trop de maisons, trop de présence
humaine. Je cherchais autre chose.
Alors j’ai marché. La forêt m’a accueillie comme elle le
fait toujours, sans bruit, sans condition. Les pins m’ont embrassée, leurs
branches s’entremêlant au-dessus de moi comme des bras bienveillants. Là, les
corps ne s’opposaient pas à la nature : ils s’y fondaient. Chaque pas me
rapprochait d’un silence habité, d’une familiarité douce. Ici, les arbres
semblaient pousser à vue d’œil, et toucher le ciel sans effort. Tout près, la
mer, se prélassait, comme une grande sœur qui abreuve, qui veille et qui murmure.
Dans mes Alpes, l’eau ne borde pas les forêts ainsi et cette proximité m’a
émue.
Effleurant les cimes, avec ce son si doux que je reconnais
entre mille, le vent me parlait. Et moi, en suspension sur le sol spongieux, je
l’écoutais. Ce parterre-là ne résistait pas : il épousait mes pas, comme s’il
battait au rythme de mon cœur.
Mais confusément, je le pressentais : il me fallait plus
encore, une solitude élargie, un lieu qui ne se partage pas. Être seule avec la
nature, délivrée des murmures humains et des rumeurs de moteurs. Un lieu où la
pulsation demeure continue, où le calme n’est plus parenthèse mais profondeur.
Grinda : refuge charnel et spirituel
À Grinda, autre île mystérieuse, l’immobilité sonore
m’accueillit pleinement. Le silence vibrait de souffles, de craquements et de
bruissements. La brise traversait les ramures tandis que le ressac chantait, et
mes pas, eux, froissaient la mousse humide. Ce langage muet me toucha au plus
profond : j’avais l’impression d’être seule sur une île déserte, exploratrice
d’un monde perdu. Pourtant, ce n’était pas véritablement une retraite : le lieu
semblait m’attendre, comme si nous nous étions espérés mutuellement. Ce fut un
partage subtil, un va-et-vient amoureux mêlant sucs et présences invisibles.
Charnelle et spirituelle à la fois, la rencontre se noua.
Dans la forêt, mon cheminement a trouvé son rythme alors que
les vagues butaient tranquillement contre les falaises. Le liquide et le solide
ne faisaient presque qu’un et moi, entre les deux, je glissais. M’entourant,
les pins chantaient dans le vent du large pendant que des fleurs mauves
ponctuaient le tapis végétal comme des éclats d’un éternel été. Au loin, les
voiles de navires inconnus passaient lentement, comme autant de promesses de
voyages et d’infini.
Le promontoire, escarpé et fuyant, se dérobait sous mes pas,
réclamant une écoute attentive et une révérence silencieuse. Le sol, humide,
semblait garder le secret du lieu, testant discrètement ma volonté. Puis, sans
prévenir, l’ouverture sur la mer apparut, telle une clairière suspendue
au-dessus du monde. En surplomb, je restai cachée, presque invisible. Les îles
alentour, disposées sans logique apparente, flottaient dans une harmonie que
seule la nature sait composer, une géométrie libre, intuitive, offerte.
Au-dessus de ce spectacle s’étendait un ciel gris, chargé
d’une densité douce, presque tactile. Drapant le paysage d’une étoffe
silencieuse, il ajoutait à la fois à sa beauté sauvage et à l’intimité féconde
du lieu. Tout respirait à l’unisson : les pins, les rochers, les gréements
lointains et moi, j’étais immobile, en communion dans cette parenthèse
suspendue.
Alors les tensions se relâchèrent, presque sans effort.
L’eau, comme une mémoire liquide, m’enveloppa, tandis que l’haleine du monde me
portait et soufflait des fragments d’un avenir meilleur. Ici, tout devenait
plus profond, plus nu, plus extatique.
Mais il fallut s’arracher à cette terre posée sur la mer.
Sur le quai, le bateau semblait savoir, en me voyant revenir, que je n’étais
pas tout à fait prête à repartir. Je montai à bord avec cette lenteur des
départs qui refusent d’en être, et contemplai une dernière fois ce paysage
enchanteur. Déjà Grinda s’effaçait, mais en moi, elle resterait proche à jamais
: une île intérieure, un lieu désormais habité.
Le retour : mémoire du flux, empreinte intérieure
Le retour vers la ville ne brisa pas le lien avec les îles.
Il se dissolut doucement dans le velours du retrait. Escortée par l’eau, comme
une réminiscence vaporeuse, j’entendais dans chaque vague le même murmure : «
Tu peux revenir, mais tu ne reviendras pas tout à fait la même. »
Peu à peu, Stockholm se redessina, avec ses ponts, ses
façades et ses reflets familiers. Et en moi, je percevais confusément un léger
déplacement. Le souffle retrouvé dans la ville autrefois trouvait maintenant
son prolongement dans les ondes maritimes de l’archipel : une respiration
étendue, qui ne cherche ni à avancer ni à revenir, mais simplement à être. Cette
traversée entre les terres et les flots avait laissé un murmure ineffable,
d’une force pourtant prégnante. Il fallait en conserver la leçon pour en saisir
la signification profonde.
Le courant marin ne s’était pas imposé. Circulant, il avait
traversé paysages, pensées et émotions avec une constance douce. Dans
l’archipel, il s’était incarné dans chaque passage entre les terres, dans
chaque suspension sonore entre deux rives, dans chaque battement d’eau contre
la coque. Il m’avait portée tout en me laissant intacte, ouverte tout en me
préservant. Chaque particule de terre avait offert un rythme et une cadence qui
enveloppaient sans pousser. Les pulsations fluides et les voiles en filigrane
m’avaient enseigné à circuler autrement, sans but précis, détendue, dans
l’attente de rien.
Dans cette mutation éthérée, quelque chose s’était déposé en
moi. Ce n’était pas encore un ancrage, mais une aspiration nouvelle, façonnée
par le rythme des îles et le murmure des eaux.
Ce périple m’a offert une traversée d’archipel et
d’intériorité, où chaque île rencontrée a dessiné les contours d’un espace
intérieur en devenir. Mais il fallait poursuivre le chemin, même si une part de
moi avait déjà commencé à s’incarner.
Après un printemps en apnée, j’ai suivi un souffle venu
du Nord.
Voici la première partie du récit d’un voyage qui m’a permis de réapprendre à respirer.
Le départ : quitter le cocon
Le printemps avait été chaotique, et la fatigue accumulée
m’avait retenue dans le cocon de mes montagnes. Quitter mes Alpes valaisannes
me semblait dès lors presque impossible :
ma valise pesait bien plus que quelques effets personnels, elle contenait mes
peurs, mon besoin de refuge, ce confort silencieux des hauteurs qui m’entourait et me protégeait.
Pourtant, un appel intérieur s’est fait entendre, discret
mais tenace : celui du
Nord. Mon père m’ayant
transmis depuis toujours cet amour pour ces latitudes lointaines, mes souvenirs
heureux des Highlands, de l’Irlande, des Cornouailles, de la Norvège et de toutes mes précédentes visites nordiques m’ont ainsi
poussée vers l’ailleurs.
Alors, j’ai cédé et franchi la barrière de mon anxiété.
Je me suis élancée, laissant derrière moi l’altitude
rassurante de mes montagnes pour gagner la latitude des grands espaces, où
l’air et l’eau promettaient échappée, lumière et perspectives nouvelles.
La première étape de mon périple fut de déposer ma valise
sur les rives où la Baltique s’unit au lac Mälaren, là où l’eau salée et l’eau
douce se mêlent en un dialogue tranquille. À Stockholm, Venise du Nord et
capitale royale, je suis devenue spectatrice du ballet des eaux et des
architectures, où la clarté caresse chaque façade et chaque reflet.
Stockholm, la Venise du Nord
En traversant la ville depuis la gare, les flots omniprésents
entre les quatorze îles m’ont tendu les bras et j’ai été saisie par le ballet
incessant des bateaux, l’élégance des façades, la sensation d’une inspiration constante
qui accompagnait mes pas. La ville semblait rêvasser au bord de l’eau, paisible
et tranquille, et pourtant pleine de vie, jamais oppressante : chaque instant invitait à la contemplation.
Skansen et Skeppsholmen : mémoire et mer
Mes premiers pas à Stockholm m’ont menée au Skansen, sur
l’île de Djurgården, ce musée en plein air où les maisons traditionnelles
suédoises racontent le quotidien des siècles passés. Chaque bâtiment, chaque
artisanat semblait vivre au rythme de l’île, bercé par les eaux calmes
alentour. Les jardins et les grands espaces invitaient à la flânerie, à la
respiration d’un temps étendu, loin de l’agitation de la ville.
Après cette quiétude, le vent m’a entraînée sur Skeppsholmen,
où des embarcations majestueuses ou toutes timides dormaient dans le port, après
leurs traversées mythiques. Le bois parfaitement poli de leurs ponts murmurait
encore les histoires des vagues affrontées et chaque voile repliée gardait le
souvenir des tempêtes et des horizons parcourus. Les noms des navires contaient
des périples impossibles et les gouvernails, maintenant au repos, reprenaient
encore le chant des sirènes. Tout respirait la mer, Ancres et focs participant
à cette évasion silencieuse. Ce n’était pas un cimetière de bateaux mais des
bâtiments encore vivants de leurs exploits, même s’ils se reposaient à quai.
Gamla Stan : le cœur battant
Puis vint Gamla Stan, le cœur médiéval de Stockholm, où la cité
s’est développée grâce aux liens commerciaux avec les villes de la ligue
hanséatique. Ses ruelles étroites, ses places pavées et ses façades colorées, rouge, jaune, rose et brun, décrivaient chaque négociation, chaque pas des
marchands et des marins d’antan. La foule y était dense mais le front de l'eau offrait un instant de pause : il reflétait les
maisons comme un miroir de leur histoire.
Décidément, la ville vivait au rythme de ses îles, de ses
ports et de ses bateaux, toujours en dialogue avec les ondes de la Baltique et
du Mälaren, et cette présence vivante m’a accompagnée jusqu’au musée Vasa.
Les musées : naufrages et résonances
Au musée Vasa, j’ai croisé un silence chargé d’échos devant
l’épave du géant de bois, englouti à peine une heure après son départ de
Stockholm en 1628. Le vaisseau semblait encore retenir son haleine. Devant sa
coque sombre, ses sculptures figées et la proue de lion figée dans une gloire
interrompue, j’ai senti un frisson me traverser — non pas de peur, mais de
reconnaissance. Le Vasa portait en lui les rêves trop lourds d’un roi,
l’orgueil d’un monde qui croyait dompter les éléments. Mais l’eau ne se plie
pas. Elle accueille, elle engloutit. Ce navire, majestueux et vulnérable, m’a
rappelé que toute traversée porte en elle la possibilité du naufrage. Et que
parfois, il faut sombrer un peu pour apprendre à respirer autrement.
La même intensité m’a rattrapée dans un autre musée, dédié à
la Baltique et à ses drames. On y diffusait les voix des capitaines venus
secourir l’Estonia, ce ferry englouti en 1994. Des voix tendues, précipitées,
suspendues dans l’attente — puis plus rien. Un silence lourd, comme une porte
qui se referme trop vite. Dans cette salle, j’ai éprouvé le poids des eaux
nordiques, ces étendues qui façonnent les peuples autant qu’elles les éprouvent. Le
Vasa, l’Estonia : deux engloutissements, deux époques, mais une même leçon.
L’eau ne distingue pas la grandeur du projet ni la modernité du navire. Elle
rappelle, inlassablement, que toute puissance est vulnérable. Et qu’après
chaque tempête, il faut réapprendre à inspirer, dans l’histoire comme en soi.
Södermalm : ouverture bohème
À Södermalm, j’ai découvert un autre visage de cette cité
insulaire, créatif, bohème, léger. J’ai aimé me perdre dans ses ruelles
animées, glisser entre ses jardins secrets. Mais ce sont surtout ses quartiers
préservés, ponctués de maisons rouges ouvertes sur le ciel et le large, qui
m’ont touchée au plus profond.
Ancien repère de marins et de pêcheurs, Södermalm respire
encore le ressac des vagues. Le vent qui glisse entre les murs semble reprendre
les chansons à boire, et fait remonter à la surface les expéditions risquées
vers des terres lointaines, encore vierges.
Là, j’ai senti que la ville appartenait vraiment à ceux qui
l’habitent. Qu’elle battait à son propre rythme, loin du flot des touristes. Et
dans cet élan urbain, cette mer toujours présente, la clarté du Nord a susurré
au fond de mon cœur des aventures infinies.
Je m’y suis sentie à la fois étrangère et pleinement
accueillie. Comme si Stockholm, dans sa radiance douce et sa mémoire salée,
m’autorisait simplement à être moi-même.
La lumière du Nord : une révélation
Durant ces quelques jours de découvertes, la lumière
nordique m’a enveloppée, baignant Stockholm d’un éclat particulier, surtout le
soir : douce et vive à la fois, elle caressait les façades,
jouait sur les reflets de l’eau et donnait aux perspectives une
profondeur que seules la mer et les montagnes savent offrir. Comme dans mes
Alpes, où l’altitude nous
rend humbles et vivants, ici les ondes marines rappellent que l’humain ne peut que se laisser porter par la puissance des éléments. Elle offre respiration,
immensité et humilité, faisant écho aux naufrages
intérieurs, à ce repli où tout semble englouti et perdu à jamais.
Stockholm m’a paru ouverte au monde. Les drapeaux
arc-en-ciel flottant sur les bâtiments, l’hôtel de ville qui accueille la
cérémonie du prix Nobel, le sentiment que chaque coin de rue pouvait accueillir
l’autre, le différent, tout m’a donné l’impression d’une ville généreuse, où
curiosité et tolérance façonnent le quotidien. Ici, la vastitude n’est pas
seulement celle de l’eau : elle est celle de l’humanité. Dans un monde qui parfois se recroqueville sur lui-même trop facilement, où la peur et le
doute enferment individus et sociétés, Stockholm se tient encore comme un
souffle d’ouverture. La belle rappelle qu’une ligne lointaine existe toujours mais
qu’il suffit peut-être de respirer profondément pour retrouver sa place dans le
monde, après les dérives intimes comme après les tragédies collectives.
Vers l’archipel : l’horizon comme promesse
À mesure que mes pas me guidaient vers les quais et les
ponts, vers les musées et les terrasses agréables de l’été, l’appel de
l’archipel se faisait cependant sentir. La cité, par son éclat magique, la
Baltique et ses secrets, semblaient me rappeler que chaque cap est une
invitation, que chaque île, chaque bras ondé, est une ouverture vers
l’ailleurs. Dans des sociétés qui sombrent peu à peu dans le cloisonnement, ces
îles apparaissaient comme des pouls puissants, des promesses d’espace et de
liberté.
Bientôt, je suivrai alors ce chemin vers ces écueuils où l’eau
deviendra encore plus vaste, où le bruissement des flots portera le regard au
loin, et où la découverte, comme ici, se vivra au rythme de l'âme et
du cœur, loin des dérives passées et des confinements intérieurs.
Stockholm m’a conté un chant d’eau et de lumière, un
murmure venu du large qui m’a appris à respirer autrement. En quittant mes
montagnes, j’ai trouvé un autre sommet — celui de l’horizon. Ici, chaque île
est une promesse, chaque reflet une réconciliation. Et dans ce souffle
nordique, j’ai compris que l’ailleurs commence là où le cœur s’ouvre, même
après les tempêtes et les voiles rabattues.
C’est là, entre naufrages et horizons, que le souffle
retrouvé s’est fait fragile, mais vivant.
Me voici donc face aux montagnes, et comme le chalet en bois en contrebas, je contemple en silence. Au-dessus de moi, l'air est bleu et blanc, dessiné par ces nuages à l'humeur changeante. Au creux des herbes encore printanières, dans les fleurs et les abeilles bourdonnantes, lentement, tout doucement, je trace un sentier intime en moi. Je poursuis cette quête de la montagne — ses humeurs changeantes, ses rochers farouches, ses alpages apaisés et ses eaux pleines de la mémoire de glaciers toujours plus timides.
Aller dans la montagne, grimper d'abord dans les pâturages puis entre les cailloux aiguisés, c'est comme un voyage en soi.
Je le poursuis, inlassablement, avec rage parfois mais tendresse souvent. C'est une géographie de présence.
Et là-haut, dans le ciel, un nuage, coulant sur ma joue comme une larme inversée, continue de me caresser le visage.
Je suis. Encore.
"Ouvrir les yeux est un antidote au désespoir". (Sylvain Tesson, Petit Traité sur l'immensité du monde, 2005)
P.S. Ce printemps m’a atteinte dans le corps et l'âme, jusque dans les repères que je croyais encore solides et que j'avais péniblement mais avec foi reconstruits. Et les mots se sont presque tus, happés par la fatigue et le doute.
Alors je m’arrête. Ce blog entre en silence estival, posé comme une pierre sur le bord du sentier.
Il faudra encore du temps pour retrouver l’élan, rebâtir l’intérieur, pierre par pierre, souffle après souffle.
Mais quelque part, dans la faille, une lumière persiste.
Merci d’avoir été là, dans l’ombre portée de cette montagne intérieure. Je vous retrouverai, là où les sentiers se croisent encore. Prenez soi de vous. Dédé
Préambule: Ce texte est émaillé d'expressions typiques du vocabulaire valaisan - valaisan francophone je précise car le haut-valaisan, c'est incompréhensible. Pour la signification des expressions, regardez le lexique en fin de texte.
Cliquez aussi sur les liens, écoutez la chanson. C'est un tout.
******La grande peur dans la montagne. C'est le titre d'un livre de Charles-Ferdinand Ramuz, paru en 1926. Mais ce jour-là, mercredi 28 mai 2025, la peur s'est à nouveau invitée. À 15h25. De manière terrible et particulièrement traumatisante.
Auparavant, tout semblait figé, comme si la montagne retenait son souffle. D'abord une fissure. Minuscule, insignifiante. Puis un grondement, sourd, montant du cœur de la roche. Enfin, l’effondrement. Brutal. Irréversible. La montagne s'est écroulée, puis le glacier et un amas de pierre et de glace a dévalé la pente pour recouvrir les habitations en contrebas.
-"Le glacier, il est parti à botson!"
- "Quoi?Ça va l'chalet ou quoi? T'as choppé la foudre ou bien?!"
- "Mais si,tu vois comment!"
- "T'avais où les vaches ??"
- "Parties l'autre jour, héliportées grâce à Air Glacier! Mais t'as vu en haut-dessus? pis en bas-dessous??"
- "Tcheuuuuuu...!"
Stupeur...puis silence assourdissant.
Le glacier de Birch. Birch? Pas un prénom! Un tas de glace et de cailloux! Mais en-dessous du Birch et de son petit nom graveleux, il y avait Blatten. Un village croquignolet, fier de ses traditions, accroché à son fond de vallée, une carte postale, connue dans le monde entier pour ses Tschäggättä, créatures effrayantes du Carnaval. Mais aujourd'hui Blatten n'est plus, rayé de la carte. Une seule victime toutefois. Les autorités avaient décidé d'évacuer les habitants et tous les animaux depuis plusieurs jours déjà. On ne peut que féliciter le sang-froid du géologue cantonal et de toute son équipe. Sans leur expertise, la catastrophe aurait été encore bien pire.
La montagne, en Valais, on la respire, on la vénère, on vit avec. Les vaches aussi. En face, à côté, dessous, dessus. Elle dicte la météo, elle façonne les villages, elle décide de ce qu’on peut ou ne peut pas faire. Ici, elle n'est pas qu'un simple décor pour les skieurs ou les randonneurs du dimanche. Elle impose son rythme, elle donne le ton, elle prend parfois, sans prévenir. La montagne, en Valais, on ne la contemple pas seulement, elle passe à travers nous. Dès le printemps revenu, tout bon Valaisan chausse ses godillots et va marcher le long des bisses, grimper sur des talus, voir la plaine du Rhône depuis en haut et se dire avec une fierté non dissimulée et avec un accent à couper au couteau: "le Valais, de Djeu, c'est beau. C'est l'plus beau canton, y en n'a pas comme nous". En hiver, le même gaillard chausse les planches et file le long des pistes, transi de froid au sommet ("Tcheu, la cramine!") puis réchauffé devant la raclette et le coup de blanc quelques centaines de mètres plus bas. D'ailleurs, il y en a qui prennent "de ces toquées de douze" après la journée de ski et se retrouvent "en bas les tzasses au carnotzet à 6 heures du mat".
Mais le lendemain du 28 mai, on s'est levé avec la gueule de bois sans même avoir descendu un seul coup de Fendant, les feuilles en bas. Sidéré, hébété, muet devant l'inimaginable. Blatten, disparu, devenu pourtant le centre du Valais en quelques jours, en quelques heures, en quelques infinitésimales secondes. Et devant les images effarantes, repassées en boucle sur tous les médias, on a chialé intérieurement, certains laissant même échapper quelques larmes même si on est des "vrais, pas des lopettes, de Djeu!"
La séquence avec cet énorme nuage de poussière envahissant même l'autre versant de la vallée, "ença, enlà, outre-ença", je l'ai regardée. Encore et encore. Mille fois. Le coeur trituré, me souvenant de cette vallée riante dans laquelle j'avais acheté mon masque du Löschental, celui qui me regarde avec sa gueule de travers accroché maintenant au-dessus des escaliers. Maintenant, la balafre dans la pente et dans le fond du val est là, terrible, sans pardon.
Ces montagnes valaisannes, je les ai aimées, depuis toute petite, clopin-clopant derrière mon père et ses longues enjambées trop rapides pour mes petites pattes. Mais jeudi dernier, j'ai regardé tous les sommets environnants avec d'autres yeux, un mélange de peur et de colère sourde.
D'ailleurs, les 4000 mètres du Val d'Anniviers, ne vont-ils pas un jour s'effronder et dévaler la "dérupe" à Zinal? Et les Dents-du-Midi, ne vont-elles pas tomber sur le clocher de Rémy et de Dédé? Et l'Aiguille de la Tsa, obélisque suspendu, dégringoler dans un petit nuage de poussière sur les cornes d'une vache d'Hérens? Et puis ce Cervin, cet olibrius de Toblerone, ce pic, ce machin glorieux que tout le monde connaît, quand va-t-il déguiller et nous rejouer la grande peur dans la montagne? Mercredi, avant l'énorme chambardement, je trouvais ces sommets majestueux. Hier encore, ils inspiraient le respect. Aujourd’hui, ils ne sont plus magiques. Juste menaçants. Immenses. Prêts à engloutir. Traîtres. Comme ces vieilles connaissances que vous croyiez connaître et qui tout d'un coup, vous font un sale coup par derrière.
Aujourd'hui, les habitants de Blatten sont dévastés et les Valaisans meurtris. Permafrost, érosion, réchauffement climatique, laves torentielles, ("de bleu, c'est quoi toute c'tte roille") les mots ne veulent pour l'heure pas dire grand-chose. Mais l'homme devra en tirer les leçons, tôt ou tard. Pour l'heure, on ne peut que rester immobiles, devant ce qu'il reste. Il faut laisser résonner ce silence de désolation.
L'histoire est amère, cruelle, terrible. La montagne, elle est méchante. Pourtant, samedi 30 mai, j'y suis retournée, j'ai remonté à pied une partie du Val d'Hérens (quelques vallées plus loin que Blatten) pour contempler le Mont Collon (photo de ce billet) et malgré tout, malgré ses glaces suspendues, malgré ses couloirs à avalanches, je l'ai trouvé beau, presque trop. Salaud!
La montagne peut trahir. La montagne peut tout prendre. Les maisons, les souvenirs, les certitudes, les hommes aussi. Elle peut frapper sans prévenir, sans remords. Ici mais aussi ailleurs. Hommes de peu de foi, vous en êtes avertis.
Aujourd’hui, nous sommes Blatten. Et Blatten ne s’effacera jamais même si on ne voit plus son clocher. Me reviennent alors en tête ces paroles de "Le Vieux Chalet" de l'Abbé Bovet, qui résonnent étrangement dans cette nature dévastée:
"Là-haut sur la montagne l'était un vieux chalet Murs blancs toit de bardeaux Devant la porte un vieux bouleau Là-haut sur la montagne l'était un vieux chalet
Là-haut sur la montagne croula le vieux chalet La neige et les rochers S'étaient unis pour l'arracher Là-haut sur la montagne croula le vieux chalet
Là-haut sur la montagne quand Jean vint au chalet Pleura de tout son coeur Sur les débris de son bonheur Là-haut sur la montagne quand Jean vint au chalet
Là-haut sur la montagne l'est un nouveau chalet Car Jean d'un coeur vaillant L'a reconstruit plus beau qu'avant Là-haut sur la montagne l'est un nouveau chalet"
Ben oui, comme le Jean de la chanson, on va quand même pas se laisser "mettre une dérouillée" par quelques tas de cailloux! "Ou bien?!"
"Blatten, Adjeu don!"******
P.S. Petit lexique des expressions utilisées:
- Il est parti à botson = il est tombé
- Ça va l'chalet ou quoi? = signification : T’es fou ? Le "ou quoi" (ou "ou bien") à la fin de la phrase est typique et intervient dans 90 % des constructions de phrases valaisanes pour demander l’avis de l’interlocuteur
- en haut-dessus = locution pléonasmique utilisée pour souligner la hauteur, contrée par "en bas-dessous" qui renforce le contraste
- Tcheuuuuuu = abréviation familière du nom de Dieu, utilisée ici comme interjection pour marquer l’étonnement
- Tcheu, la cramine = expression qui traduit le froid intense
- de ces toquées de douze = signifie boire beaucoup (avoir "bientôt un coup d’ivresse complet")
- en bas les tzasses au carnotzet à 6 heures du mat = se référant au moment où, après une soirée arrosée, certains descendent "les pantalons" (c’est-à-dire se comportent de manière irrévérencieuse ou font les malins)
- ença, enlà, outre-ença = utilisé pour indiquer un lieu, soulignant de façon imagée l’étendue ou l’emplacement
- dérupe = terme désignant une pente abrupte
- roille = désigne une pluie soutenue, capable de déclencher des laves torentielles
- mettre une dérouillée = donner une correction brutale et violente à quelqu'un