Parce que certaines émotions ne
passent que par le chant, voici une musique sami, humble offrande à la terre, à
ceux qui la lisent, à ceux qui la chantent et la laissent respirer. (Artiste Wimme Saari)
Après l’archipel de Stockholm, où une part de mon intériorité m’avait été rendue, la dernière étape devait enfin me conduire là où je serais entière : en Laponie. J’en rêvais depuis si longtemps. Il était temps de s’y perdre, là où la poésie s’enroule à la terre, se reflète dans les lacs, se fige dans les neiges éternelles.
Depuis Luleå, la terre se déploya
vaste et infinie, comme une page où s’inscrivait une mémoire plus ancienne que
le monde. Pendant quatre heures, la route dévora les kilomètres, bordée de
forêts d’épicéas, de pins et de bouleaux, interrompues seulement par des lacs
surgissant entre les troncs. Parfois la pluie tombait, lavant l’air et
transformant la chaussée en miroir ; puis le soleil revenait, cru, ciselant les
couleurs et allongeant les ombres.
Abisko : porte des fjälls
Le lendemain s’imprima dans mes
pupilles comme une encre vive. Après l’urbanité de Kiruna, la route vers Abisko
semblait avaler le monde pour ne laisser que l’essentiel. Plus au nord, où la
neige s’accroche encore aux sommets, l’air avait changé. Le vent s’était levé et
tout paraissait plus dense, comme si la terre avait durci ses contours pour
marquer un seuil. Long miroir glacé, le Torneträsk accompagna une grande partie
du trajet, tandis que les reliefs se redressaient et que la montagne, peu à
peu, imposait sa présence. Là où tout ondulait encore, les sommets surgirent, tranchants
avec de la neige encore accrochée aux arêtes même en août.
Marcher dans le parc national
d’Abisko, ce fut comme entrer dans une autre loi du réel. Rien de décoré ni de
mis en scène : seulement des sentiers creusant la mémoire, des rochers gardant
la rumeur du vent, des mousses épaisses, des lichens pâles. Et cette quiétude,
dense, presque palpable. Le souffle, sans détour, tranchait les pensées,
polissait les contours, laissait l’âme nue. Les lacs, plats et glacés,
reflétaient une clarté liquide. Bondissantes entre les pierres, les rivières
turquoises soulevaient un tumulte qui emplissait l’air. Partout régnait une
tension minérale et végétale.
Puis l’ouverture surgit : le cirque
de Lapporten, telle une main qui soulève et qui ancre à la fois. À cet instant,
le paysage ne se contentait plus d’être vu. Il absorbait. Une fébrilité
discrète nous accompagna, semblable à celle que l’on ressent quand la nature abrite
ce qui échappe au regard. L’idée des ours rôdait, non comme une menace mais
comme un rappel : nous étions minuscules, seuls, et profondément vivants.
Abisko offrit un cadeau rare. Une
place qui ne s’imposait pas mais se réajustait. Là-haut, un espace s’est ouvert,
sans bruit ni geste et cela m’a submergée. Le Nord avait inscrit en moi sa
manière de tenir, de résister, de respirer.
De retour à Kiruna, j’ai senti
qu’une part de moi était restée là-bas, suspendue aux crêtes et au vent
d’Abisko. Pourtant, la ville imposait son attention. Kiruna, ville en
glissement, montrait sur ses façades les signes d’un déplacement en cours :
quartiers promis à d’autres terres, maisons démontées, une église bientôt
réinstallée ailleurs. Comme si l’histoire se redessinait sous les pas.
Ce glissement n’était pas
qu’urbain. Il trouvait sa source plus profondément, dans les entrailles de la
terre. En moi, le silence des fjälls continuait de résonner, alors que je
m’apprêtais à plonger sous la surface minérale pour visiter le complexe minier. La mine LKAB ouvrait un monde à
la fois fascinant et inquiétant : l’ingéniosité humaine et la précision des
galeries côtoyaient des cicatrices qui défiguraient le paysage et déplaçaient
des vies. Kiruna semblait incarner cette contradiction, où le progrès
spectaculaire se heurte à la fragilité souterraine.
Regarder la mine imposer sa
géométrie, c’était mesurer la double face du progrès : créateur et vorace,
innovant et destructeur. Une tristesse respectueuse s’installait, pour ce qui
s’efface lentement, en silence, mais pour toujours. L’extraction grignotait les
monts, interrogeait la solidité des sols, menaçait des territoires sacrés. Et
partout se posaient des questions éthiques : le sort des Samis, leurs routes de
vie déplacées, bousculées, parfois dissoutes par un appétit minier qui
sacralise la rentabilité au détriment de la continuité culturelle.
Jokkmokk : le musée comme cœur battant
Cette émotion liée à la terre a
gagné en intensité dans le musée sami de Jokkmokk. Entre ses murs, un murmure
habité flottait. Les objets parlaient bas : textiles, bois, peaux, outils de
migration, posés comme des proverbes. Chaque vitrine devenait conversation avec
la terre. Les filaments de mémoire traçaient les routes des rennes, les
photographies murmuraient les saisons, les projections restitaient un rythme de
vie inscrit au sol.
J’ai adoré découvrir le
savoir-faire des Samis, leur art de faire avec la nature, de chanter les brises
et les neiges, de tisser les gestes dans le paysage. Mais ce qui m’a
bouleversée, c’est la fragilité dans laquelle ce peuple vit encore, dernier en
Europe à ne pas être totalement sédentarisé, dernier à porter dans son corps
une géographie mouvante. Le musée m’a transmis cette idée que l’ancrage n’est
pas immobilité mais relation : tenir la terre en gestes et en chansons, savoir
migrer sans se dissoudre.
Dundret : belvédère et
respiration
Après la richesse silencieuse du
musée, le souffle de Dundret me tendait les bras, offrant à la fois recul et
ouverture sur la Laponie entière. Là-haut, presque aucun arbre ne pousse ; la
toundra s’est installée dans l’haleine puissante et l’âpreté du sol. Et
pourtant, c’est depuis ce dénuement que le regard embrasse tout : forêts en
nappes, lacs épars, plaines silencieuses, un paysage entier, offert à perte de
vue. Là-haut, j’ai absorbé la mesure du monde, modelant ma respiration sur la
cadence du vent. Je suis revenue avec une clarté intérieure qui tiendra
peut-être une vie entière.
Stora Sjöfallet : couronne
finale
Arriver à Stora Sjöfallet, c’était retrouver l’intensité d’Abisko, mais amplifiée. Les massifs primitifs se dressaient, leurs arêtes blanches lacérant le ciel bas. La neige persistante sculptait les plis des montagnes. La lumière rasante, fil d’argent sur chaque aspérité, brûlait autant qu’elle apaisait. La terre offrait sa mémoire : le ciel se reflétait dans les lacs, les pierres portaient des alphabets éternels, prêts à être lus.
Les Samis, invisibles et pourtant
présents, faisaient corps avec le lieu. À travers leurs gestes, la terre se
racontait. Par leurs chants, des cartes occultes se dessinaient. Dans leurs
regards, les saisons se lisaient dans la rugosité des rochers.
Le vent ordonnait la pensée, les
couleurs vibraient entre pierres, tourbière, eau, neige. Marcher là ne relevait
plus de l’exploration mais de la redéfinition de soi : se laisser
redimensionner, dépouiller, par une grandeur qui rendait à l’humain sa juste
place.
Stora Sjöfallet n’a pas été une
apothéose mais une révélation silencieuse. La terre tenait, les hommes y répondaient
et une vibration intime s’est déposée, chargée d’un accord millénaire. Après la
parole basse du musée et le souffle rude de Dundret, ce lieu m’a offert une
forme de réponse. Enfin, j’étais. Et je serai.
Le Nord avait inscrit sa mémoire en
moi. Alors que la route s’inclinait vers le Sud, chaque paysage semblait me
dire au revoir, et me rappeler que tout voyage porte en lui un retour
nécessaire. À l’approche du cercle polaire, un renne traversa la route avec une
élégance tranquille, comme une ultime révérence. Mon cœur se serra. Il nous
saluait gravement au nom de tous ceux que nous avions croisés durant ce
périple, mais aussi au nom de la Laponie entière, porteur muet d’un adieu
éternel. Mes yeux s’embuèrent de reconnaissance devant ce signe du destin.
Avant Luleå, un arrêt s’imposa à
Gammelstad. Ville-église où le temps semblait tenir dans les murs, au milieu
des rues serrées et des maisons rouges anciennes qui portent les saisons comme
un nom de famille. Ce passage ne fit que renforcer l’ancrage de ce voyage dans
la terre.
Puis, dernière étape, Luleå
s’étendait sur les bords de la mer. Les reflets des maisons dans l’eau
conclurent cette traversée de la Suède. Le dernier soir, le soleil tomba
doucement dans la mer, sans bruit, sans éclat. Juste cette clarté du Nord qui
disparaît mais ne s’efface jamais.
Le vol du retour fut presque un
déracinement. Les fjälls habitaient encore mes yeux, leur éclat vibrait dans
mes veines et au creux de ma poitrine, une ancre silencieuse tirait vers le
Nord. La Suède m’avait traversée et la Laponie m’avait redonnée à moi-même.
Epilogue
Aujourd’hui, me reviennent les mots
d’un poète sami : « Tout cela est ma maison — ces fjords, ces rivières
et lacs, le froid, la lumière et la rudesse du climat, la nuit et le soleil des
étendues sauvages, la joie et la tristesse. Toutes ces choses sont mon foyer et
je les porte dans mon cœur. Ils disent tout : l’appartenance, le lien
ancien entre l’humain et la terre, la capacité de la nature à consoler et à
respirer avec nous. Résonnant avec mes Alpes, ils retrouvent cette luminescence
qui calme, cette rudesse qui façonne, ce silence qui contient. Ce que j’ai vécu
en Laponie, je le retrouve dans mes montagnes : la force des crêtes, le murmure
des forêts, la clarté des lacs, l’intime résonance entre ciel et pierre. Là-bas
comme ici, la terre me parle et je l’écoute.
Ce voyage ne m’a pas seulement
menée vers le Nord. Il a tracé une géographie intérieure, faite d’ancrages et
de résonances. Cathartique, il m’a appris à tenir sans retenir, à suivre sans
me perdre et à répondre à la terre sans jamais chercher à la dominer.
Maintenant je suis prête.
Et je reviendrai.
P.S. Merci d’avoir lu jusqu’au bout. Ce voyage m’a réaccordée à la terre, à sa rudesse, à sa lueur. Mais surtout, il m’a bouleversée par l'empreinte silencieuse des Samis, leur manière de tenir, de migrer sans se dissoudre, de lire le monde avec recueillement. Une partie de moi s’est dénouée là, que je ne peux pas encore expliquer. Un jour peut-être. Pour l’instant, je respire. Mais il fallait que j’exprime tout ceci en lui donnant cette ampleur.
Dédé@Octobre 2025